Il faut se méfier des bonnes idées. On se réjouissait, bien sûr, de ce cartel de deux jeunes toreros français, donnant à chacun l’immense chance de se confronter à trois adversaires un lundi de Pâques en pleine féria d’Arles, la première grande feria de la saison. Et nous n’avons pas été déçus quand on les vit tous deux si dissemblables sortir du patio des cuadrillas : Andy, surgissant au soleil comme un jeune fauve échappé de sa cage, se campant ferme comme l’acier sur ses deux jambes, les épaules rejetées en arrière, défiant l’arène et les minutes à suivre, coquet dans son joli costume blanc, arrogant, vorace et irrésistible ; Thomas tardant de très longues secondes à se défaire de l’ombre des arches romaines, et le faisant à petit pas, la tête dans les épaules, le bras battant lentement la mesure, se fixant non pas sur la même ligne que son compagnon de cartel mais deux pas plus loin, pensif, théâtral et un peu irréel. Le paseo soulignera davantage encore le contraste, chacun à son pas et à son allure, Andy Younes saluant déjà la présidence quand Thomas Joubert se trouvait encore 10 pas derrière.
Younes et Joubert : c’est le gamin et le spectre ; le jour et la nuit, la lumière et l’ombre, l’énergie et la sagesse, la fureur et le silence, le mouvement et le songe.
Et cet après-midi, Thomas Joubert fut lui-même, au plus haut de lui-même, au plus profond de lui-même. En dépit de ce premier retour aux arènes depuis sa gravissime blessure de Bayonne. Vertical et impassible comme jamais. Avec l’économie de gestes et de tissu qui sont sa marque. Et une technique étonnante en dépit de son absence de contrat. Il torée en silence et le silence paraît se creuser encore davantage, devenir de plus en plus dense à chaque passe. Sa lenteur est irréelle. Sa position au plus près du terrain du toro vertigineuse. Sa première faena devant un vieux toro de Pedraza de Yeltes, très noble, un monument de profondeur ; la deuxième devant un Torrestrella, moins complète le toro manquant de gaz en deuxième partie, mais le début fut un hommage au bon goût et au temple, depuis les passes de bandera d’entame jusqu’aux courtes séries de passes au dessin ralenti et interminable, à vous soulever l’âme ; la troisième, technique : il fallait tenir cette tête qui ne cessait de bouger dans la muleta et, toujours serein, appliqué et introverti, le torero y réussira. Ajoutons que Thomas, brillant, varié et impérial à la cape (chicuelinas serrées, navarras immobiles, saltilleras, faroles, gaoneras, zapopinas, revoleras ; ne manquaient que quelques véroniques..) ira au quite sur les trois toros de son compagnon et tuera mal les siens, sauf le second dont il récoltera l’oreille en récompense, se condamnant à la modestie de saludos quand l’arène l’invitait à des vueltas.
Andy Younes a hésité, lui, à être lui-même, sans doute plus écrasé par l’enjeu et un peu moins bien servi que Thomas. Son premier d’El Tajo, un joli toro roux, était un peu faible et sans grande présence. Son Torrestrella, qui manquait un peu de trapio et aux cornes commodes, lui permettra de se refaire, surtout en première partie de faena, en citant de loin et en embarquant son adversaire dans des derechazos templés très longs et étirés où Andy retrouve soudain la confiance. Ce torero, jeune et nerveux, gorgé de sève, sans doute un peu brouillon, a une taille et un poignet inouïs dont il peut jouer sans se lasser et des inspirations soudaines qu’il faut savoir goûter : ici un desprecio, là une trinchera, le tout évidemment dans une profusion de mouvements qui mériteraient d’être un peu disciplinés, surtout quand il alterne avec Thomas Joubert, figé comme une image pieuse. Mais le tout n’est pas sans saveur (une oreille). Son dernier, un Pedraza, très beau et très armé, souffrait d’un léger problème de pattes. Peu importe pour Andy qu’on a retrouvé soudain tel qu’en lui-même. Belles véroniques de réception, chicuelinas marchées pour mettre le toro en suerte face au piquero, puis une faena pleine de rythme, avec une belle entame, lui au centre, pieds joints, très droit, citant son toro de loin, muleta très basse, desprecio pour remater puis une merveilleuse série de main gauche, un bouquet de naturelles au dessin parfait, templées, conclues d’un pecho plein de desmayo, le tout hélas devant un public amorphe et sous un ciel bas et lourd. On entend un fan haranguer la foule, elle ne réagit pas mais le cri électrise Andy qui se tient plus droit encore, baisse davantage la main et regarde le ciel, la tête renversé, le menton martial. C’est très beau (désastre à la mort).
Les toros, sérieux de présentation et de comportement dans l’ensemble, avaient du jeu. Il y avait deux ou trois toros de cinq ans, les cornes étaient conséquentes.
Alors pourquoi une fausse bonne idée ? Parce que ce mano a mano de toreros sans contrat avait quelque chose de cruel.
Passé le saisissement de l’attitude si pénétrée et théâtrale de Thomas Joubert, cette lenteur étudiée qui est sa marque et sans doute sa sincérité, ce toreo beau mais terriblement crépusculaire, cette lenteur en tout qui anesthésie le rythme, répandent, à être répétés trois fois dans l’après-midi, l’ennui comme certaines plantes le poison. Sa manière d’être distille le cotonneux. Peut-être des épées plus sûres nous réveilleraient-elles du songe dans lequel il nous emporte. Sans cela, il nous hypnotise. Et trop d’irréalité nous éloigne de lui.
Quant à Andy Younes, il n’est jamais meilleur que dos au mur. C’est un torero de la dernière chance, du défi. Il est tout d’adrénaline et cela lui va bien. Lui offrir trois combats la même après-midi dissipe trop son énergie, l’éparpille. Il a été meilleur à son dernier, un des plus conséquents de cornes dont il s’est joué en irradiant de joie et d’insouciance : tout est dit.
Mais cruel aussi parce que ce mano a mano, ridiculement récompensé par un prix à la meilleure faena, avait des allures, avec ces deux toreros-là, de match de barrage de Ligue 1, comme si un seul des deux méritait de continuer. Le prix a justement récompensé ce jour Thomas Joubert qui, toujours délicat, a aussitôt reposé sur la talanquera le trophée qu’on venait de lui remettre pour aller serrer la main d’Andy, lequel était pourtant le seul à ne pas l’avoir applaudi à l’annonce du prix. J’ai aimé ce geste et tout autant la bouderie d’Andy.
Lors de son salut aux tablas après le désastre à la mort sur le cinquième, Thomas a fait un signe à la foule qui réclamait qu’il fît la vuelta. Un signe aimable pour signifier qu’il n’en était pas question, qu’il ne le méritait pas encore et que ce serait pour la prochaine fois. Ce signe, espérance ou certitude, humble et orgueilleux à la fois, ce signe inouï d’aficion m’a tiré des larmes.
Oui, au fond, j’ai trouvé cette corrida, l’aficion immense de ces deux toreros, leur manière si singulière de se prêter à un tel défi en sachant qu’il serait décisif ou le dernier de leur carrière, déchirantes, poignantes et un peu tristes.