C’est la corrida tant attendue des artistes. Une affiche de rêve pour aficionados délicats. La corrida étant la corrida, où c’est le plus souvent le toro qui fait le jeu, et l’intérêt, c’était nécessairement une corrida à grand risques pour les avertis. Le lot de toros est sorti difficile et pénible, ensauvagé, con genio, à la charge inégale, et à tête chercheuse, des toros réservés, se défendant, barricadés dans leur mala casta. Sauf deux ou trois qui ont permis de voir ce qu’était un artiste.
Passons sur Diego Urdiales, qui ne peut pas être le torero de Nîmes, quel que soit son cartel et quoiqu’en dise la rumeur. Moi, je l’adore à Bilbao, quelquefois à Madrid et nulle part ailleurs. Trasteo de macho, une lidia à l’ancienne devant son premier venimeux, et assez peu d’engagement sur son second. Un torero précautionneux face à un toro avisé n’ont jamais fait une grande corrida. Respect pour l’homme. Fin de partie ici.
Paco Urena est un torero émouvant. Terriblement émouvant. Triste et fragile, il a perdu un œil en toréant. Et il revient tel qu’il était. Pas bien plus gai et répandant toujours cette impression des grands timides, à ne pas vouloir gêner, à ne pas vouloir paraître être de trop. Le « Gilles » du Watteau. Mais qu’un toro le frôle, un animal sauvage de 500 kilos doté d’une paire de cornes et ce roseau se fait d’acier. On l’a vu, dans une première faena, polir sans se lasser un toro à la tête chercheuse, dans une faena gauchère, allant a mas, résolvant toutes les difficultés à force de patience et d’obstination, et c’était très beau (une oreille) puis, sur son second, dans une faena peut-être moins construite, nous offrir du caviar de toreo, un peu par intermittence certes, mais du caviar, du vrai. Des passes hautes d’entame, le corps accompagnant le geste, des pechos énormes, un derechazo immense comme la mer, des naturelles de dominio, les jambes écartées, à vous électriser, ponctuant la faena par deux passes du mépris et deux naturelles de peu de tissu, le bâton à l’oblique, le maestro très droit et très relâché avant une épée superbe et foudroyante. Le toro tombe et lui, le torero, paraît prendre le jus, du 220 volts, les bras raidis à l’horizontale, les doigts écartés, ceux d’un électrocuté ou de qui veut prendre l’univers à témoin. Et là, c’est irrésistible. Deux oreilles, où l’une aurait suffi pour tant d’inattendu, de surgissements, d’esfuerzo de timide.
Et puis il y eût Pablo Aguado. On l’attend depuis deux ans. Le torero de Séville, le vrai successeur du Curro après la parenthèse du Morante, ce dernier trop baroque, trop maniéré, en réalité trop forcé pour Séville. Pablo Aguado est le torero du naturel, de la classe, de la grande classe qu’affectionnent les « petits messieurs de Séville » comme les nommait Théophile Gautier (« Les seigneurs de Cordoue, les petits messieurs de Séville, les gens de Malaga » rapportait-il de son « Voyage en Espagne »). Morante c’est plutôt Rafael de Paula. Une merveille un peu périphérique, et au vrai un peu m’as-tu vu. Pour Séville, un invité qu’on affectionne tant qu’il n’y a rien de mieux en rayon mais qui n’est pas de son monde. Pablo Aguado, pour Séville, c’est le Curro. Le toreo fondamental. Mais surtout le torero du cercle. Un des siens. Du même monde. Son toreo est d’ailleurs plus épuré que le toreo sévillan. C’est plutôt un toreo rondeno. De Ronda. Plus classique. Moins ornementé. Mais un toreo du sentimentio. Du Pepe Luiz Vasquez.
Ce qui est irrésistible chez Pablo Aguado, c’est sa tenue en piste, l’absence totale de recherche de l’effet, le vrai chic. Cette manière de toréer à mi-hauteur : foin de la main trop basse qui vous montre ce qu’elle fait ou du toreo de ceinture des narcissiques. Entre les deux. Juste entre les deux. On ne peut rien dire tant c’est beau. Et cet espace immense entre le tissu de sa muleta et les cornes du toro quand il temple, un vide magique beaucoup plus ample que chez tous les autres. Pablo Aguado ne conduit pas le toro, il ne l’aspire pas. Il le précède avec grâce, sûr e son charme, de son aimantation. Rien n’est forcé ni souligné. Et le plus beau, ce qui le distingue, ce n’est pas tant la lenteur de la passe, c’est sa fluidité, son aisance, sa distinction. Irrésistible, oui ! C’est si beau, si tendre, si caressant que soudain on s’abandonne, on cesse de prendre des notes, on déteste ce ruedo pulvérulent et ces nuages de sable qui font comme un écran entre lui et nous. Une passe, une seule, vous donne des larmes. On a un peu honte, à notre âge…. Mais c’est vraiment unique. Le vent a un peu altéré la pureté de son toreo sur le premier. Le vent avait-Il cessé sur le second ? Sans doute, tant sa faena nous a emportés sur des rives lointaines et affectionnées. Sévillanes comme on avait oublié. Sévillanes pour de vrai. Aujourd’hui, Nîmes qui croyait connaître Séville l’a redécouverte. Et c’est ce qu’est un coup de cœur de classe. De grande classe. 2 oreilles de verdad et de rêve mais, au fond, à quoi bon et qu’importe ?