Deux corridas en une pour cette première de l’année.
L’une, un peu décevante et vaguement ennuyeuse (toros 1, 2 , 4 et 5). Des toros de La Quinta, cinquenos, dans le type, mais aux armures trop commodes, à l’exception du cinquième, qui déclassent beaucoup le spectacle. Et au comportement assez médiocre. Ainsi du premier, mobile, noble mais sans caste ni présence : cité par le piquero, il traverse certes la piste de part en part, mais dans une course cahotante, sollicitée, sans allant et dépourvue de race ; on applaudit l’intelligence et l’effort de Ferrera qui a tenté de mettre en valeur l’adversaire mais la démonstration fut cruelle. Certes, ce toro court, et pas très joliment, mais il ne combat pas. Le quatrième réussira mieux l’exercice, mais pas le piquero, hélas.
Ferrera avait ressorti sa cape en soie si laide, bleu metallique, menthe glaciale au revers, le tout associé à un costume vert prairie sous réchauffement climatique. On retient deux passes en tablier, très lentes, mais le coude cassé, tenu outrageusement haut, les bras en pattes d’araignées qui donnent au tout un son vraiment ridicule ; quelques jolies choses à la muleta en tirant profit de la très grande noblesse de son toro, mais soso, sans présence, qu’il tue mal. Son second charge la tête à hauteur de sonnailles de vache normande. Le torero ne sait pas qu’en faire et abrège.
Manzanares a opposé, sans grande efficacité, sa grande élégance et sa planta torera à deux adversaires, incommodes et médiocres. Ici ou là, il paraît aspirer son toro dans sa muleta planchada, sans cite ni toque, et c’est très beau. Des pincées de temple et de douceur épisodiques nous épatent, mais le plus souvent il ne se passe rien. Le torero se replace, attend que le vent retombe un peu, réfléchit, se prépare à la passe ou à la série suivante. Doit-on avouer que la seule vue de ce corps puissant, en majesté, toujours soucieux de soi et de parfaite tenue, porté par la musique solennelle et vibrante de la Caridad del Guadalquivir, ce paso de Semaine sainte que Rudy et la banda Chicuelo II servent à ces instants suspendus, a failli lui valoir une oreille sur le cinquième, n’aurait été un inattendu échec à l’épée (mais l’épée sur le deuxième, merveilleuse d’exécution, lui avait valu, très justement, une grande ovation).
Bref, une corrida de peu.
Mais il y eût aussi une corrida de fête et de triomphe : le soleil, les arènes remplies comme on en avait un peu perdu l’habitude et Roca Rey, qui fut véritablement impressionnant sur ses deux toros.
Un toro puesto, sûr de sa technique et de son placement, donnant l’impresssion qu’aucun adversaire ne peut lui résister. Il y a dans sa manière d’embarquer d’emblée et ses toros et son public le savoir-faire un peu mécanique d’un Juli et les mystères charismatiques du Paco Ojeda de la grande époque, pimentés de surgissements de fantaisie de jeune homme, souple, long perché, un peu élastique. C’est irrésistible.
Sur son premier, le troisième de la course, de grande noblesse et à la charge longue, moins dépourvu de présence que celui qu’avait affronté Ferrera en début de course, il y eut d’abord deux chiculinas d’entame, lentes, au geste très décomposé, de grande beauté. Puis à la muleta, une première série énorme, le tissu ramassé, Roca Rey toréant près de soi dans un terrain réduit au maximum, la muleta gorgée de toreria et de profondeur, ce qui n’est pas nécessairement la marque de ce torero. Il y reviendra, à la série suivante, après un changement de main, lors de naturelles, quelques unes vraiment dessinées et lentes, et d’un pecho superbe et templé, avant de reprendre avec une grande lenteur, dans des gestes d’une douceur exquise. Cette première moitié de fanea fut, pour moi, un sommet. Sans se déliter du tout, le rythme baisse un peu ensuite, mais pas la manière. Le public est conquis et Roca Rey s’enivre de soi, tournant le dos au sitio en bombant le torse, marchant de son pas de héron en se chaloupant un peu façon Aldo Maccione. C’est la parade de qui ne sait pas manifester autrement sa joie profonde de ce qu’il vient d’accomplir. Engagement à l’épée, qui résulte un peu basse mais dont l’efficacité roule le toro par terre. Deux oreilles d’évidence, vuelta al toro (tout à fait ridicule) et tour de piste triomphal pour le torero.
Le sixième fut le véritable et seul toro de la course. Bien mieux présenté que les précédents (seul le cinquième « tirait un peu sa corne » du jeu), armé, donc, un joli trapio, de la bravoure et de l’allant en dépit d’un problème de pattes qui nous fit craindre le pire durant le premier tiers. Le toro se retape aux banderilles dont une paire, superbe, la troisième, fit se lever le gradin. Roca Rey, qui fut salué par une triple ola de festons de pierres romaines, tant le public était avide d’un nouveau triomphe, nous récompensa de cette attente confiante par une faena essentiellement gauchère, très construite, allant a mas, toreant avec de plus en plus de temple et de douceur, servant des pechos puissants où le toro s’aimante, avant de terminer par des luquesinas, épée jetée au sol, le corps bien droit, les passes alternant d’une main à l’aute, Roca Rey au centre de ces medios, comme un bailador flamenco qui prend feu. Très belle épée. Triomphe (deux oreilles). Sans doute cette faena n’a-t-elle pas atteint les sommets de lenteur, de grâce et -quelquefois- de profondeur de la première mais un toro de bien plus grande présence lui a donné un très grand cachet. Le toro en fut récompensé par une vuelta, à mon sens très méritée, et Roca Rey était heureux comme un gosse. Il ne songeait même plus, durant sa vuelta triomphale, à roucouler des hanches comme Aldo Maccione. Il redevenait lui-même. Un jeune homme épatant au destin duquel l’aficion est, aujourdhui, suspendue.