Les cinq premiers toros furent une longue épreuve. Un interminable tunnel où l’on se demandait un peu ce que l’on fichait ici. Interrogation philosophique dont il faut toujours se méfier, où que l’on se touve.
Il y eut bien des étincelles de Daniel Luque sur le deuxième Alcurrucen, pas si mal présenté. A la cape d’entame d’abord, avec cette manière d’avoir le tissu suspendu aux doigts, si doux, si gracile, si vaporeux, si peu tenu, si consolant – le vrai geste de Sainte Véronique, d’où la passe tire son nom, vers le visage du Christ-, puis à la mise en suerte face au cheval par chicuelinas marchées, la main très basse, la percale dans les mollets, avant une faena de belle allure, de main droite plus que de main gauche, depuis les passes d’entame, le corps bien droit, les pieds joints où le torero presque sans broncher se joue de son adversaire ; de l’allure, de la douceur, et un changement de main par devant, inoui de sûreté et d’aguante, où le torero bien dans le sitio inverse le sens de la charge du toro, qui passe en allers retours, soudain obéissant aux très autoritaires commandements de la muleta. Pinchazo, suivi d’une très belle épée mais à effet lent et un peu pénible, même pour les plus aguerris (une oreille)
Mais cette éclaircie ne dissipa pas la langueur déprimée du marsame ganadero durant près de deux heures : toros faibles, de présentation commode, sans trapio, qui s’épuisent, trébuchent ou s’affalent, plus qu’économisés à la pique et se présentant sans jeu au troisième tiers, quels que soient les mérites des hommes. Oui, c’est vrai, on s’interroge gravement : voir mourir tant de bêtes pour rien, être à ce point privés de combat, et par la force des choses de l’héroisme des hommes…. Un ballet triste, moralement un peu écoeurant.
Et puis au bout du tunnel, soudain vint la lumière par un de ces grands retournemets d’ambiance qui font le mystère des arènes. Le mystère en l’espèce tint à peu de choses et beaucoup au public. Car le Victoriano del Rio qui sortit en dernière position était à la fois sans trapio et de peu de cornes, aussi ordinaire de présentation que ses congénères. Luque ne fit rien à la cape de réception, le toro trébuchait, bref c’était fichu. Mais quand l’arène vit que ce toro, a priori si anodin, parvenait à soulever le piquero dans un tercio inattendu où le picador fut d’une très grande sûreté, il se mit à espérer. Luque le comprit et s’appliqua, un peu longuement, à mettre le toro à bonne distance pour une seconde rencontre. Il fit bien : le toro s’employa et confirma ses qualités que le tercio de banderilles a mis en plus grande évidence encore, face à des peones appliqués, l’un d’eux de belle toreria (cite parfait, marchant à petit pas vers l’adversaire, les banderilles tenues mains basses le long du corps, rencontre dans le berceau), le toro pouruivant les hommes jusqu’à la barrière. L’espèrance se levait. La corrida, à cet instant, était tout entière entre les mains de Daniel Luque, tant nous étions prêts à oublier tout le reste.
Ah, Daniel Luque… Ce torero est le Prince Harry de l’aficion. Un peu vedette, une peu proscrit, teigneux de caractère, réfractaire de tempérament, barricadé dans les certitudes hostiles que forge l’adversité, jusqu’à l’arrogance. Roux. Le cheveu dru. Frisé. Daniel Luque n’a rien, au physique, d’un torero (Harry a peu de choses d’un homme de cour). L’un et l’autre font davantage songer à quelque surfeur australien ou hockeyeur sur glace. Une bouille boudeuse, un brin mauvais garçon. Une telle indifférence aux canons de l’époque, à la convention, au savoir-vivre, et leur aspect terrriblement « Poil de Carotte » attirent à ce genre de personnages une irrépressible sympathie.
Et Luque aujourd’hui a « cassé la barraque », en toréant d’abord le toro, puis le public et la présidence pour extorquer un indulto (la grâce du toro) comme on braque une banque. Torée d’abord, pour sûr, droit et relâché, à sa manière, la main très basse à droite, le tissu près de soi, si raide de tenue et le tissu si près des jambes qu’on a l’impression, erronée, qu’il se croise. Tel n’est pas le cas la plupart du temps. Il torée, mais beaucoup du pico de la muleta et parallément à la course du toro. Cela peut se concevoir quand la faiblesse du toro est telle qu’il faut se garder de peser. C’est un peu la manière Ponce. C’est, en ce cas, opportun, mais tout de même moins valeureux. Reste la position, soignée, intelligente, du torero. Mes amis espagnols nomment cela « torear pinturero ». C’est un peu se donner à voir. C’est très beau à regarder mais il ne faut pas trop y réfléchir, il faut se laisser aller. J’ai davantage apprécié sa main gauche à mi-hauteur, là encore jouant davantage du pico que du ventre de la muleta mais le geste très joliment dessiné et la muleta, comme la cape il y a un instant, suspendue à ses doigts, une merveille de douceur. La série droitière qui a suivi, vraiement dans le sitio, les distances raccourcies, était enfin dans les canons et de grande beauté. C’est à cet instant où tout était consommé (les deux oreilles et un vrai triomphe cet après-midi), croyait-on, que Luque a jeté l’épée, non pas pour des luquesinas, mais pour, dans une figure fort laide, enthousiamer le public par son aguante, cette capacité à rester là, immobile face au fauve tout près, en l’enfermant dans des passes en rond où les changements de mains prolongent la charge de l’adversaire, l’étourdissent sous le trop plein, changements par devant et par derrière, le corps du torero en tournicoti tournicoton, parfois cassé en deux, mais le jeu sans fin. Sans fin à tel point que Luque ne parvint pas, en fin de série, à immobiliser le toro d’une main sur le frontal comme il tentait de le faire.
C’est alors que l’indulto fit son appartition, tel le génie s’évaporant de la lampe magique. Tue-t-on un toro qui ne veut pas mourir et qui n’est pas prêt du tout à en finir, qui veut encore jouer avec vous, s’amuser, profiter du moment ? Non bien sûr ! J’étais bien un peu accablé par la tournure prise par les événements, maudissant le torero qui prit un malin plaisir à convaincre le public que tuer, à cet instant, ce toro non rassasié de vie serait un scandale, mais tout le monde s’y mit ! Luque bien sûr qui pouvait s’épargner ainsi la suerte de mort ; mais aussi un homme du mayoral qui vint sous le placo dire son fait à la présidence ; la foule, militant pour la grâce, qui n’avait pas oublié que nous étions le dimanche de Pâques, jour de résurrection qui pouvait bien justifier un moindre miracle ; et même Juan Bautista que l’on voyait s’appocher, plus discret qu’un Casas à Nimes, mais quand même… La présidence fut d’une résistance héroïque mais qui ne suffit pas. La pression était trop forte : Daniel Luque avait sauvé la corrida ; on pouvait bien lui laisser sauver un toro.
Le miracle de la Résurrection : que l’on sorte d’une telle corrida ravi (comme je le suis moi-même). Cela donne tout de même à penser….