Belle entrée pour ce cartel sévillan, où, sous grande chaleur, on crut un instant que le public, dissipé, un peu ronchon et assommé par trois jours de fête sans beaucoup de toros, aiguisait sa colère, après l’avoir tant remisée.
Et le premier Jandilla sorti en piste, un petit novillo, dépourvu de tout, vraiment imprésentable dans une arène de première catégorie, même à Nîmes, aurait pu en être le prétexte. On entendit tomber du gradin, cinq minutes à peine après que Morante eut pris la muleta un « Mato al gato ! » dont la traduction libre pourrait être « Tue-moi donc ce châton », ce qui traduisait le sentiment général. Morante s’exécuta, mais mal, et ma voisine, pourtant charmante, ne put retenir, après une aussi vilaine épée, un inattendu « Quel enfoiré ! » à destination du maître, qui m’épata.
Les suivants étaient cependant correctement (2 et 4) ou très correctement présentés (3, 5 et 6). On s’en interrogeait d’autant plus sur le choix de ce premier qui n’aurait jamais dû être embarqué avec le reste du lot.
Au moral, un peu de tout, mansos dans l’ensemble, distraits, aux charges erratiques, con genio pour certains (le lot de Pablo Aguado), humiliant mal (sauf le quatrième), et tentés de se servir de leurs cornes en fin de passe. Pas si simples pour nos artistes et d’ailleurs, de l’après-midi, nous n’aurons vu aucune passe de cape, excepté une demi-véronique isolée de Morante, rématant une série d’enganchones.
Juan Ortega est un mystère. Voici un torero à la mine pâle, au regard délavé, aux traits un peu sévères ; il a un visage à la Jean-Baptiste Djebarri, notre ancien ministre des Transports. Mais on le devine beaucoup moins drôle. Moins « Tik Tok ». On l’imagine rêveur ou mélancolique, retenu, vaguement dépressif, un peu blotti en creux d’un monde de silence et d’intériorité. Depuis son alternative, il y a huit ans, on n’en a guère entendu parler puis il s’est mis à clignoter, ces deux dernières années, par éclairs intermittents, comme une lumière en provenance d’une planète lointaine.
Ses doblones, très templés, un genou en terre sur son premier, étaient d’une pureté indicible ; l’évidence du geste épuré inspira les quelques derechazos qui ont suivi, mais la corne, hélas, touche la muleta en fin de passe, ce qui chiffonne le tout ; le torero se décentre, torée sur la ligne, sans impact, ne pèse plus, ne torée plus. Et soudain, dans cette retraite, une trincherilla inattendue vient resouffler sur les braises, c’est très beau, un geste isolé, gorgé de toreria, pour le souvenir, puis c’est fini. Mystère de l’homme.
Le mystère sera encore plus saisissant sur son suivant, un toro distrait, complètement décasté mais qui joue des cornes et a dû être banderillé dans sa querencia, non loin du toril. A la stupéfaction générale au regard des piètres qualités de son adversaire, le fragile torero offre son combat au public. Qu’aurait-il vu que nous n’ayons deviné ? Trois séries, trois à vous soulever l’âme tant c’est pur et inattendu, vu la bête ! D’abord, le bras à la talanquera, le torero à l’oblique, servant des passes hautes au passage, puis une naturelle d’une lenteur inouïe, gorgée de préciosité, et une série de derechazos, la muleta à mi-hauteur, puis la main plus basse, templés, lents, interminables, le bras contraire cassé au coude, qui donne à la figure une tonalité élégiaque, à la poésie muette, un soupir de toreo. Et puis, après les parfums d’une telle versification, plus rien, ou presque, quelques naturelles templées mais enganchées, le toro échappe à son maître, et le maître à son toro. Ici ou là la ligne de quelques gestes, mais lointains, comme une dernière saveur en bouche, un trait au fusain que le temps estompe. L’immense frustration des beautés qui ne sont plus (beau geste à l’épée, mais non concluante, plusieurs descabellos).
Voir un torero comme Morante, auquel sa singularité a attaché, depuis le premier jour, tant de fidèles, patients et indulgents, compatissant à ses échecs ou à ses abandons, mais qu’exaltaient ses triomphes épisodiques mais retentissants, voir donc Morante, dans la plénitude psychologique et mentale que lui offrent enfin ses triomphes successifs ces deux dernières années est une leçon des choses humaines et de toros.
Souriant tout l’après-midi, chef de lidia engagé et consciencieux, partout attentif et présent lors des combats de ses camarades, le torero donne l’impression d’en avoir enfin fini de ses tourments personnels et des extravagances dans quoi il tentait d’étouffer ses doutes existentiels. Se dégage désormais de lui une impression de plénitude, de sérénité, de puissance du « soi » retrouvé.
Un peu dandy, il reste, cependant : son costume, si beau, si précieux, bleu roi au parements de fleurs turquoises, dans des ruptures à la Christian Lacroix de la grande époque, des bouquets de dentelle dans les poches à gousset du gilet et ses bas électriques de soie naturelle en témoignent.
Mais ce jour le ramage fut à hauteur du plumage ! Dieu, que c’était beau. La position parfaite, les pieds bien à plat, un torero souverain et d’évidence (pas un geste de trop, des passes lentes et interminables qui vous restent, chacune, collée à la rétine), un toreo qui pèse, alors pourtant qu’il paraît toute de fluide aimantation, face à un toro noble mais faible, qu’il faut un peu ménager mais que Morante entend toréer. Toréé un peu trop d’ailleurs, tant le torero entend le faire selon les canons : se croiser pour obliger. Or, si la passe est si lente, si templée, si longue, Morante ne parvient pas à éviter quelques enganchones en fin de passe. Le miracle avec lui, comme d’ailleurs quelquefois avec José Tomas, est que, si la perfection de la passe en souffre, le frôlement proscrit de l’étoffe à la corne du toro n’altère pas la lenteur, la durée, le temple de celle-ci, l’irrésistible beauté qui avait précédé.
Il aura cependant à l’esprit, en fin de faena, de reprendre la main gauche en obligeant moins, en se décentrant un peu et alors les naturelles furent de perfection. Deux ou trois molinetes rythment l’oeuvre et les aidées finales par le haut la concluent. Pinchazo, entière, le toro résiste à la mort au pied du maestro, puis se rend. Triomphe pour ce chef d’oeuvre de toreria face à un collaborateur faible mais de bon moral auquel le trasteo inspiré mais classique du torero (sa meilleure manière) a donné toute sa présence et une grandeur insoupçonnée. Vuelta heureuse face à un public conquis. Des gradins tombe un bouquet de pivoines couleur cuisse de nymphe, donnant au tout une allure de songe merveilleux, plein de douceurs. De noces réussies.
Et Pablo Aguado, alors ? Alors : rien. Sinon le lot le plus difficile, le plus désordonné, le plus dangereux. Son premier (Vegahermonsa), le plus beau de la course, violent et manso que le piquero dut affronter – à juste raison, à mon sens, en dépit des protestations du public et, semble-t-il d’une réprimande de la présidence- en venant à lui presque jusqu’au centre de la piste, ne s’employa bellement que durant le tercio de banderilles que, très curieusement, la présidence entendit interrompre après la deuxième paire, sans doute à la demande du torero. Quel dommage ! Le toro, qui ne marquait aucun signe de faiblesse en dépit de deux grosses piques de châtiment, s’employait merveilleusement et les banderilleros nous régalaient. Sans doute Pablo surestimait-il ses forces et la présidence espérait-elle un troisième tiers plus accompli.
Son dernier, le plus brave à la pique, n’était pas commode non plus. Pablo renonça très vite, se dirigeant après quelques séries mouvementées, lointaines et peu insiprées, vers la talanquera se saisir de l’épée de mort pour abréger. Le public proteste et Pablo, piqué, dans beau sursaut d’orgueil, se ravise et revient. Ce fut le plus émouvant de la corrida, si l’on veut bien admettre que celle-ci est d’abord un combat. Combat contre un toro et, pour le torero, combat contre lui-même, sa peur, ses frousses, ses insuffisances. Ce combat couta beaucoup à Pablo qui parvint à se recentrer un peu mais non à toréer. Contre le toro, il échoua. Mais contre lui-même, tout n’est pas dit.
Certains, ce soir, songeront au beau bouquet de pivoines de Morante. Moi, je songe à Pablo Aguado, dans son hôtel, après une telle après-midi. A ce torero tardif que deux triomphes d’entrée à la Maestranza de Séville ont révélé, en le positionnant au plus haut. Ce qui a dû tout autant le convaincre que nous l’étions nous-mêmes de la valeur de ses dons naturels. Une distinction de présence et de geste, son toreo à mi-hauteur et cette gloire soudaine, et sans doute trop précocement venue, ne sont certes pas un mirage. Mais nous nous sommes aperçus, ce jour, qu’ils pouvaient être, dans la carrière d’un torero, un empêchement, un poison. On pourrait parler de naufrage. Mais la désillusion est plus cruelle encore que le naufrage, puisqu’on y survit. Sa peine doit être immense. Il ne tient qu’à lui de nous offrir de pouvoir l’en consoler. En prenant désormais les choses à l’endroit. Nous sommes quelques uns à l’attendre encore. Suerte torero !