Corrida de toros, competencia entre deux élevages, trois Yonnet, trois Escolar Gil et, hélas, le public est moins nombreux au rendez-vous. Tant pis pour les absents, ils auront eu tort.
Il est vrai que l’affiche, irréprochable du point de vue des toros, était un peu plombée par la présence au cartel d’un torero sans carrière, de 48 ans, qui a surpris et partagé l’opinion.
Voici un torero sans contrat et sans autre titre de gloire que la blessure d’un compagnon au meilleur de sa forme. Il avait été engagé lors du solo de Emilio de Justo à Madrid. Un torero choisit de combattre seul six toros, il faut bien prévoir un suppléant si malheur arrive et le malheur étant arrivé par un terrifiante blessure du maestro dès son premier adversaire, l’obscur suppléant s’est soudain retrouvé en première ligne et sous les lumières dont il avait été privé toute sa vie. Dans toute arène, cela aurait été un défi immense. A Madrid, combattre six toros à la place d’un autre, quand on a seulement un vieux diplôme et pas d’expérience, ce fut une épreuve que notre Alvaro « de la rue » a relevée, et plutôt dignement selon la rumeur. Le mundillo, étant ce qu’il est, s’est épaté superlativement de cette geste : article louangeur dans El Pais et conte de fée sur les réseaux sociaux, également propices au fleur bleu et au vipérin, où une photo du torero sortant de la Monumental, en habit de lumières, mais à pied et tenant sa petite fille par la main jusqu’à son hôtel, en papa modeste et adorable, a fait le buzz. Cet après-midi de gloire a été, bien sûr, sans lendemain. Pas un contrat de plus, aucun appel pour proposer au torero suppléant de paraître comme titulaire sur quelque affiche, nulle part, jamais.
Alors, bien sûr, on aurait mauvaise grâce de critiquer les arènes d’Arles d’avoir sauvé l’honneur des empresas en faisant sa place à ce torero. Et beaucoup de mes amis s’en sont réjouis. L’air du temps en France aime flatter les perdants héroïques et les « victimes » du « système » en confondant souvent les uns et les autres, comme si le mérite devait demeurer étranger au jugement. Le malheur et l’injustice ne sont pas des mérites personnels. Ce sont des scandales. On lutte contre les scandales, mais on récompense les mérites. Le coup du destin et le hasard madrilène n’avaient pas décroché un seul nouveau contrat à ce torero ; que pouvait-on attendre sérieusement de cette nouvelle opportunité offerte à ce malheureux en bord de Rhône ? Je ne suis pas hostile, philosophiquement, à la discrimination positive à compétence égale, si elle permet d’apaiser les colères ou les tourments d’une société qui doit inclure et non pas discriminer, mais à la condition que l’on soit condamné à choisir entre deux personnes d’égale qualité. En revanche, le repêchage en manière de générosité à bon compte me paraît une autre forme de l’humiliation. pour l’intéressé lui-même et pour les toreros, plus jeunes, plus aguerris, plus méritants que le repêché du jour : un espoir de carrière fichue est fichu. Il ne sert pas à grand chose de l’entretenir sauf à s’illusionner. En revanche, un nouveau contrat dans une carrière en pointillé qui ne demande qu’à être prolongée est tout autre chose et beaucoup plus utile à tous : un Sanchez Vara qui triomphe dans toutes les corridas dures, un Alberto Lamelas (chauffeur de taxi dans le civil), un Ruben Pinar, après son retentissant triomphe bitterois, ou un Pepe Moral, trop rare chez nous, auraient donné à cette affiche ce que lui a manqué : elle a préféré la pitié à la juste récompense.
Reconnaissons que la présence d’un autre torero à la place d’Alvaro de la Calle n’aurait pas changé grand chose à l’affluence. Mais au plaisir des spectateurs peut-être : le meilleur toro de la course – un Yonnet noblissime, inlassable, venant de loin avec une course franche, et avec ce brin de chispa qui nous manque tant dans les corridas ordinaires – lui étant échu par miracle. Alvaro a été digne, et même très digne, économe de gestes, un toreo classique et sans chichi, digne mais largement en dessous de cet adversaire de classe. L’oreille était méritée, la vuelta au toro peut davantage se discuter. Mais la vuelta conditionnait l’oreille : c’est le toro qui a fait la faena et non l’inverse. Son second toro, qui s’est blessé en cours de combat, n’a pas permis d’en juger davantage. Enfin notre torero « de la rue » avait l’air comblé. Et le public, affectueux plus que lucide, lui a peut-être fait croire qu’on avait envie de le revoir…. Je n’y crois pas plus qu’aux mugs « Diana, reviens !! »
Le lot fut disparate, même par moitié. Les Yonnet : un premier massif et les deux suivants avec force cornes mais sans grand trapio, tous braves à la pique, y allant avec énergie, dans une belle course de loin, et poussant ; les Escolar Gil, un premier superbe, ramassé, mais très beau, applaudi à l’entrée, les deux suivants, plus modestes en volume, qui vont péniblement à la pique et ne poussent pas ou guère, mais encastés, ce qui, à mon sens fait la différence. Le troisième Yonnet, de grande noblesse ; le premier Escolar, de grande caste. A tout prendre… (c’est le Yonnet qui a eu le prix du meilleur toro).
Je dois avouer adorer Lopez Chavez, le torero qui a finalement un prénom : c’est Domingo ! J’apprends ce jour qu’il a quarante cinq ans, ce qui m’étonne. Il est si petit de taille que mon appréhension à le voir affronter des toros plus hauts que lui me le faisait tenir pour plus jeune qu’il n’est. Il fut très professionnel et courageux sur son premier Yonnet, tardo, à la charge brutale y con genio, auquel il tire quatre ou cinq naturelles par force d’âme avant de s’accomoder de cet os, de main droite, parfois très croisé, parfois moins, sans qu’on lui en veuille tant le danger menace. Pinchazo, entière basse (saludos). Mais c’est sur son second, le beau Escolar, gorgé de caste, qu’il a été, pour moi, énorme : des doblones d’entame un genou en terre, puis des derechazos templés qui pèsent comme un châtiment électrisent l’arène. En confiance, macho, les jambes écartées, le petit torero sert deux séries de la droite de la même eau -forte ! parfaitement liées – le ligazon aura été rare durant cette corrida, et le ligazon fait beaucoup pour l’émotion. Domingo paraît moins assuré sur la main gauche (quelques pas de replacement entre les passes) et rate, hélas, la mort par une épée basse qui le prive de trophée (saludos au centre, tout le monde avait vu).
Maxime Solera a accueilli son Yonnet, aux cornes conséquentes, par des véroniques un genou en terre, de grand impact. Son toro, trop piqué (trois rencontres, la dernière était de trop et mal placée), jouait de la tête par faiblesse et Dieu sait que les armures étaient conséquentes. Maxime, avisé à plusieurs reprises, ne perd pas les papiers, affronte ce qu’on lui offre à combattre, qu’il avait brindé à Nicolas Mas, le joueur de rugby de Perpignan. Le dédicataire était assis derrière nous, de sorte que c’est la première fois que je vois un torero me faire face en offrant la mort de son toro à quelqu’un. Le naturel du brindis, avec un petit sourire en coin, du genre « pas de solennité entre amis », l’encouragement au dédicataire à ne pas être trop intimidé par ce qui ne serait qu’un geste d’amitié, et la référence à la prouesse de Céret en juillet de cette année, à laquelle Nicolas Mas n’avait pu assister, m’ont ému aux larmes. Ce propos, franc et authentique comme l’amitié, ne disait rien du combat qui allait suivre, ni du danger, ni de la mort qui rôde. Par ce geste de torero, le torero n’avait à coeur que de convaincre son ami qu’il était son ami. Tout le reste était subsidiaire. Et on devinait à voir Nicolas Mas recevoir le couplet en rougissant un peu, concentré et gêné à la fois, ne sachant pas trop comment se saisir d’une montera – qui n’est, certes pas un ballon ovale- qu’il en avait compris la nature : ce brindis était tout sauf une prestigieuse et honorée disctinction ; il était une déclaration publique d’amitié (saludos après une épée caîda).
Maxime fut à la hauteur du Escolar qui a conclu notre après-midi, reçu avec des véroniques de macho qui pèsent, puis mis en suerte pour la pique par des parones en tablier du plus bel effet (trois piques). Son début de faena fut de feu, par passes par le bas à l’ancienne. Maxime n’a pas douté en dépit des coups de cornes assassins de son adversaire et du danger permanent. Il voit, il apprécie et il torée… quieto ! Métier, technique et toreria absolue sur la corne gauche où il parvient à voler cinq ou six naturelles, chacune dense comme une série, avant, à force d’obstination, que le toro ne se rende à sa muleta autoritaire et fluide à la fois. C’est très impressionnant et on songe alors à son ami, Nicolas Mas. Si l’amitié est plus forte que le combat, alors elle sera de ciment. Toro toujours difficile, encasté et con genio à droite. Mais l’oeuvre est accomplie. Croit-on… car après une épée approximative – une fois encore- notre torero perdra la main au descabello. On en pleurerait de rage avec lui ; on voit ses mâchoires crispées, son visage soudain émacié, la colère intérieure qui gronde. Qui est la sienne et non celle des gradins, car des gradins, comme à Céret, on a vu ce qu’il fallait voir : un torero de verdad qui perd tout à l’épée.
Faiblesse à rectifier d’urgence, tant il serait dommage qu’elle nous prive d’un torero qui s’est imposé si vite, et de si belle manière, dans les autres suertes face à des toros encastés et exigeants que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître et auxquels, pourtant, l’avenir de la corrida est suspendu.