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Arles, 8 avril 2023, Sébastien Catella, Roca Rey/ La Quinta

par Avr 13, 2023Corrida 2023

Retentissante ouverture de la saison française dans une arène d’Arles pleine à craquer, comme en réponse aux avanies de l’hiver. L’aficion n’est plus, ici, inquiète, blessée ou convalescente ; jeune et gorgée de sève, elle est populaire, sans façon et triomphante. Et un brin batailleuse quand retentit la Marseillaise, qui a fait ses premiers pas dans certains ruedos en France après les attentats de 2015 et qui s’y est assez curieusement installée, conservant sa place mais ayant entre temps transmuté : on chante à gorge déployée non plus l’hymne national, phare des valeurs universelles de 89 ou 91, mais un chant de résistance aux menées anti-taurines, un cri de ralliement aux traditions lolales. Cette Marseilllaise que l’on hurle a, désormais ici, des allures de chant de guerre chouan. Drôle d’inversion des valeurs. A tout prendre, je préfère la Coupo Santo.

Le cartel avait de quoi attirer le plus grand nombre : Roca Rey, le torero puntero du moment, et Sébastien Castella, qui fait son grand retour après deux années de retirada et une vilaine blessure aux vertèbres lors de sa première corrida de l’année, au mois de mars. Trois semaines plus tard le voici qui honore son contrat des bords du Rhône. L’immense ovation qui l’accueille est de celles qui ne mentent pas. Il nous a beaucoup manqué et en ce temps de batailles pour la sauvegarde de nos traditions, son retour en première ligne est précieux. C’est le retour du maréchal Ney qui, au bruit des canons à Eylau, rejoint le champ de bataille où Murat affronte les Prussiens. Reconnaissance et larmes à l’oeil pour Sébastien qui réapparaît en un moment décisif.

Je m’avise, en lisant le cartelito, que Castella, né en 83, a quarante ans. Et je n’en reviens pas ! Castella, on ne l’a pas vu grandir : voix de fausset, corps gracile, visage toujours juvénile, il flotte un peu dans son âge comme un adolecent dans un costume trop grand, un peu taillé pour un autre. Il ne  paraît guère plus âgé que Roca Rey, pourtant de treize ans son cadet. Celui-ci, la taille haut perchée sur des pattes de héron,  une tête en olive et la mèche batailleuse, long, tout en angles – surtout ses jambes aux complications géométriques de flamand rose- quelquefois une allure du coq quand il accroche le triomphe, paraît pourant plus dense, en dépit de sa jeunesse.

Et si ce mano a mano entre le retour d’un retrayant convalescent et la présence sûre, déterminée et irradiante du jeune péruvien faisait incontestablement une belle affiche, celle-ci n’était pas nécessairement une très bonne idée.  Surtout avec des La Quinta, ramassés, correctement présentés – le 3ème et le 6ème avec des cornes plus conséquentes- nobles et répétant,  mais sans transmission – à l’exception du très complet et très bon 4ème et du 6ème plus exigeant- de sorte qu’avec de tels adversaires qui paraissent un peu mécaniques et sans âme, seul le torero peut faire le spectacle en s’imposant à eux.

Mais pour cela, il faut avoir quelques idées. Et Sébastien, certes un peu moins bien servi par le sorteo, en a manqué. Propre et classique devant son premier, anodin, il n’a trouvé ni sur le troisième (très laid, très efflanqué mais avec des cornes astifinas) ni sur son dernier ni le sitio, ni la distance, tentant peu, ne pesant jamais, donnant des passes, le plus souvent courtes, sans possibilité d’allonge, dans des faenas trop longues. Quelques chicuelinas sèches et serrées sur son deuxième et ici ou là, en début de faena, le dessin d’une trinchera nous rappelaient le Sébastien d’avant la retirada. Mais les trincheras étaient sans âme.

La différence d’avec son compagnon de cartel a sauté aux yeux dès les passes de réception à la cape de Roca Rey sur son premier : centré, d’emblée dans le sitio et pesant sur chaque véronique, toutes de dominio et de châtiment.

Une première faena de mise en bouche, qui ne commencera à se fixer qu’à la cinquième série de main droite, templée à l’extrème, toute de rythme et de ligazon, suivie de trois séries de passes à l’envers où, soudain, tout ralentit, le torero se redressant comme un majordome de grande maison, et aimantant son toro, à petits pas comptés et circulaires, en regardant le gradin, comme envoûté par sa propre aisance, puis se mettant dans les cornes avant de servir des luquenisas et, après un pinchazo, tuer son adversaire d’une épée catapulte (une oreille pour cette faena allant a mas et parfaitement rematée).

Face au suivant- le toro du jour, bien présenté, brave à la pique dans un tercio parfaitement orthodoxe, noble et con gaz que Roca Rey offre au public- la faena sera cumbre, une des plus complètes de ce torero depuis Séville il y a quelques années. Sitio, distance, poignet de porcelaine, enchaînements du meilleur goût et hymne au temple et à la lenteur, tant de main droite que de main gauche avec des naturelles de grande beauté où quelquefois le torero s’enveloppe dans le tissu, dans un molinete gracieux. Toute technique s’efface – et Dieu sait que Roca Rey en regorge-  pour ne laissait goûter qu’à l’harmonie des choses, la lenteur de la passe et l’élégance du torero- même dans les passes à l’envers si affectionnées par le maestro-  donnant au tout une saveur de toreo grande, à deux oreilles et la queue. Hélas, une partie du public réclame l’indulto, auquel la présidence sait bravement résister, et le torero, sérieux, ne sucombe pas à la tentation de flatter le sort. La lecture du chef d’oeuvre s’en est cependant trouvée perturbée et le geste à l’épée se termine en un immonde bajonazo qui le prive naturellement des récompenses maximales (une oreille).

Mais, c’est peut-être sur son dernier- le plus exigeant du lot- que Roca Rey a fait la démonstration la plus complète de sa forme et de son intelligence. Une première série de doblones, une jambe pliée, la muleta planchada, toute de décision, puis une série de réglage à droite, le torero profitant de son allonge télescopique du bras pour envoyer le toro très loin, afin de ne pas l’obliger, puis reculant de tois pas, toujours dans le même souci d’apprivoisement ; trois ou au quatre passes de la sorte, puis ça y est . Le toro est fixé ; le toro se rend à tant de délicates invitations à jouer ; le toro est à lui. Le grand jeu qui suit est d’une même eau que le précédent – sitio distance, enchaînements, changements de main en veux-tu en voilà- mais moins net à gauche et sans l’envoûtante lenteur de la faena sur le quatrième. Une bonne douzaine de luquesinas sans bouger d’un poil avant une épée concluante. Deux oreilles, dont la seconde récompense sans doute le souvenir glorieux de sa faena précente. Sortie en triomphe. Olé !