Ne le dites à personne : moi je ne vais pas à Céret pour les toros ou les toreros ; j’y vais pour Céret, son public ! Le public qui accourt dans cette arène gérée par l’ADAC, une association de mordus, tous bénévoles, qui montent des cartels comme on en voit peu, à la recherche de toros « durs » et de toreros susceptibles de s’y confronter. Les toros sont généralement énormes, armés et de grande présence ; les toreros, des courageux ou des laissés pour compte qui ne sont pas en mesure de refuser un contrat. Les uns et les autres ni les plus chers ni les plus chics du marché. Les combats y sont souvent aléatoires, quelquefois héroïques. On n’attend pas ici du torero des entrechats mais qu’il ose affronter le monstre qui lui fait face. Le toro est le roi du ruedo et l’acteur principal du spectacle sera le piquero qui le met en valeur et permet d’en apprécier les qualités. Tous, ici, connaissent les piqueros, dont le nom est affiché sur un panneau en début de combat, que l’on interpelle, quand il y a lieu, par le prénom.
Exigeante, savante, dogmatique, un brin livresque, très à cheval sur le règlement qu’elle s’impose à elle-même (un toro c’est au moins trois piques), toute à sa vérité, elle en oublie parfois que ce sont des bénévoles qui se sont donnés du mal pour son plaisir âpre et archaïsant et brocarde alors l’organisateur comme s’il s’agissait de maestrantes de Séville ou de Simon Casas Production, siffle les toreros qui ne se croisent pas où qui trouvent avantage à une passe templée hors sitio et peut priver, par ses protestations, un maestro, qui n’a pas démérité, du plaisir de faire sa vuelta, après la mort de son toro, estimant qu’un tel tour d’honneur est grotesque ou usurpé, sans s’aviser qu’il s’agit de toreros sans contrats qui se sont tout de même joué la vie ici.
On a senti ce jour, Céret, un peu ronchonne à la vue du bétail, très inégal de présentation et qui, en dépit de la beauté de quelques exemplaires (les deux premiers et le dernier) n’a pas répandu le sentiment de grand danger qu’affectionne l’arène, en dépit du vice et des cornes chercheuses, la plupart conséquentes.
Rafaelillo, que sa fin de carrière a conduit ici, n’a pu, en dépit de son office, après un très bon premier tiers de faena de main droite sur son premier échapper aux légers sifflets qui ont ponctué la suite de son trasteo, moins sûr, parallèle et du pico, genre « pas de ça chez nous ». On l’a vu en sourire, comme un guerrier face frivolités de l’arrière. Ni à la blessure en début de faena sur le suivant, vicieux, puissant à la pique mais mal piqué ( » que malo eres » crie l’arène à la prestation du piquero), qui le prend à l’aisselle. On voit le torero, debout, quitter aussitôt sa chaquetilla en se dirigeant sans hésitation vers l’infirmerie : il avait compris.
Alberto Lamelas, qui est chauffeur de taxi dans la vie et revêt quelquefois l’habit de lumières, a fait le maximum face à deux exemplaires, également vicieux et exigeants (le quatrième, maigre et très laid, protesté pour son absence de trapio) : on le voit se croiser et il tire alors de belles passes non liées ; il se décroise et se met alors en danger. Le public le force à retrouver le sitio. Cela lui coûte énormément mais il répond à l’injonction et tente de complaire. L’oficio lui manque et il sort épuisé de ses deux combats par très grosse chaleur ; on le voit se diriger vers la barrière pour prendre l’épée de mort, le visage décomposé, la tête basse, les épaules voûtées, vidé de tout. Deux échecs à l’acier devant une arène qui a oublié ses efforts constants, sa lutte contre lui-même, quelques naturelles isolées mais superbes et de longs pechos libérateurs. Hélas, Céret n’en fait pas crédit au chauffeur de taxi en habit de lumières. Moi, Alberto m’a ému.
Javier Cortes, lui, a su tirer son épingle du jeu. Très sûr à la cape sur ses deux adversaires, sachant mettre en suerte ses toros avec allure, son premier adversaire, sans jus au troisième tiers après un tercio de piques phénoménal et un tercio de banderilles qui nous a régalés, n’a pas permis grand chose, mais l’encasté sixième, qui vient vif et de loin pour quatre rencontres à la pique, a un fond de jeu et une belle présence que le torero sait parfaitement exploiter dans une faena courte en deux grosses séries de derachezos profonds et une série de naturelles ponctuée par un pecho phénoménal. Le toro (trop piqué) n’en permettait pas davantage mais l’oreille, après une épée aux deux tiers décisive, est d’évidence.
Mais l’essentiel de la corrida n’était pas là. Car cette corrida fut d’abord pour moi une leçon d’art de la pique. Et cette leçon, seule Céret peut nous l’offrir. Il y eut d’abord le tercio sur le premier, le seul à vraiment pousser très fort, par un piquero et son cheval, l’un et l’autre, agiles, mobiles, citant le toro pour la troisième et dernière rencontre, dans une scène de grande beauté.
Mais c’est le jeune Alberto Sandoval qu’il faut avoir vu, ce jour, dans l’exercice sur le troisième. Quelle classe que cet homme et son cheval ! Qui font le spectacle en captant l’attention du toro par leurs allers-retours en arrière de la ligne, provoquant l’adversaire en jouant de la vara, tendue en l’air, hélant le toro de la voix et des étriers, puis attendant, sûrs de la rencontre, en n’abaissant la hampe qu’à juridiction, et en plantant la pique exactement là où il le faut, dans un geste sûr et bref, d’exécution parfaite. Le tercio prend alors toute sa saveur qui ne tient pas d’abord à la puissance du châtiment mais à l’exécution de l’épreuve, quasiment chirurgicale, au test de bravoure du toro. Dieu, qu’il est regrettable que ce tercio là, de cette façon là, ait disparu de pratiquement toutes les arènes du monde – sauf Céret qui est, alors, debout, unanime, gorgée de reconnaissance pour le torero à cheval qui a redonné ses titres de gloire, et son sens profond, à ce tercio partout ailleurs escamoté.
Trois très beaux tercios de banderilles sur les deuxième, troisième et sixième, avec, notamment, un péon mince et long, au profil de Manolete, économe de gestes, et plein de toreria, Victor del Pozo.
J’ai senti Céret un peu déçue. Moi, je ne me suis pas ennuyé une seconde.