Une vraie corrida cérétane : des toros formidables de présentation, en trapio et en cornes, répandant un constant sentiment de danger qui, ici, fascine.
Ni des braves- les tercios de pique seront appliqués mais sans grandeur (le prix au meilleur piquero ne sera pas attribué), ni de vrai caste, autre chose : des mansos, des tardos, des qui ne veulent pas jouer, mais alors pas du tout (à l’exception du troisième), qui se défendent de leurs cornes vertigineuses, par acoups, qui refusent le combat à la loyale, y préférant la botte vicieuse, le coup par en dessous, la traitrise. Quelque chose entre le loup qu’on accule, le tigre blessé et la hyène ordinaire. Un instinct de tueur à l’état brut qui a peu à voir avec la caste, mais qui leur confère une présence inouïe, qui ne tient ni à leur charge ni à leur combativité mais plutôt au refus obstiné de s’en laisser conter par les hommes, à la dérobade féroce, à la sauvagerie à l’état brut. Des indomptables de mala casta.
Voilà le matériau. Céret attend que les hommes s’y aiguisent. C’est la malédiction des toreros et la grandeur de cette arène.
On se demande cependant ce qu’Alvaro de la Calle venait faire face à de tels adversaires. Torero délaissé à la carrière plus que discrète, jusqu’à l’épreuve madrilène de 2021, où il fut contraint de combattre cinq toros lors d’un « un contre six » fatal au torero qui faisait l’affiche – Emilio de Justo, blessé à son premier ; Alvaro en était le sobresaliente-, cette épreuve le tira (un peu) de l’oubli et deux ou trois empresas en France lui font, depuis lors, une place par sympathie pourr la modestie lorsqu’elle se trouve soudain à découvert. Dépourvu des qualités physiques requises et de toute expérience, il lui reste le coeur. Céret n’en manque pas qui l’applaudit à tout rompre lorsqu’il fait face à son premier, une vrai alimana, un décasté complet, qui n’a pas une passe dans les gènes, mais des cornes atroces dont il joue dans les rebords de cape ou de muleta, chassant à l’horizontale à ras du sol, comme un vrai serpent. Alvaro sort de chaque série de muleta tel un pantin désarticulé étonné d’être encore vivant et finit à la suerte de mort comme poupée de son entre les pattes du fauve qui le cherche au sol, le piétine, et le tréfouille de ses cornes. On éloigne le toro comme on peut, on ramasse le corps blessé à terre et on le transporte à l’infirmerie sur un brancard de bras. Le public applaudit le malheureux que l’on voit, dans le callejon, le bras ballotant mais levé au-dessus de la talanquera. On imagine, à cet instant, que le torero ne s’avoue pas vaincu. C’est affreux ! Il se trouvera, malgré tout, une petite moitié de l’arène, à la pitiè fugace, pour applaudir le toro assassin…
Javier Cortes sut faire face, notamment sur son premier, aussi dangereux et armé que le précédent, auquel il tira d’emblée deux naturelles au tracé parfait, tel un soldat-poète qui versifie au front sous la mitraille, puis bousculé droite, le sang du toro lui maculant le visage, parvint à extorquer des naturelles une à une, en fin de partie. Echec à l’épée mais forte impression d’ensemble de décision et de courage.
Gomez del Pilar, lui, fut énorme. Quel torero ce bonhomme ! Jeune d’apparence (il a trente cinq ans), un physique de jockey, un visage angélique à la frimousse de souris, à l’aise et souriant dans le ruedo comme s’il s’agissait d’une partie de plaisir. Un enfant-toro comme il y a des « enfants loups ». On a l’impression que, né dans leur pattes, il en connaît d’instinct les forces et les travers, n’ayant plus rien à redouter de leur sauvagerie ni de leurs cornes.
Ses deux combats furent des monuments de toreria, de sûreté, de jugement, de bon goût et de profondeur, comme on en voit peu.
Après une belle réception à la cape, son entame de faena sur son premier toro, certes moins incommode que les précédents et pourvu de noblesse, fut impressionnante, par doblones dessinés un genou en terre à chaque passe, conclus par un pecho, le tout saisissant de beauté et de grâce. Deux séries suivent, sur l’une et l’autre corne, le torero en place, dans le sitio, croisé, liant les passes et les donnant avec temple, avec une densité et une transmission inouïes. Céret s’enflamme, le torero est attentif mais de grande sérénité, tout paraît d’évidence. Il sourit à la bête, il sourit au public, il sourit de contententement de ce qu’il fait et qu’il donne à voir. Tout lui paraît donné. Sa fin de faena par naturelles aidées, en tirant la passe une fois l’épée dérobée, est de toreria pure. Belle épée. Une oreille qui aurait pu être deux. Double vuelta al ruedo pour faire la nique au président. Olé torero !
Son adversaire suivant, dépourvu de toute de toute noblesse, était un tardo con genio, brutal et dangereux. Toujours aussi calme, le torero l’éprouve à droite, le toro se défend en donnant de la corne, dans la passe, en fin de passe et quand il le peut s’il le peut davantage. Avisé, une fois, deux fois, Noé – c’est le prénom du torero- reste en place, ne recule pas et persévère. Cette seule obstination à ne rien céder à un tel adversaire n’est pas bravache; elle est savante. Et voici Noë parvenir à lier deux derechazos sur une série, puis trois sur la série suivante, oser un changement de main dans le dos sur la dernière. C’est inouï ; c’est énorme ! Gomez del Pilar prend son temps, nous reprenons notre respiration avec lui, mais il semble plus calme que nous, tout à fait confiant. Il se positionne à petits pas dans le sitio, jusqu’à la ligne de front, avec patience et finesse. Il tend l’étoffe à gauche et tire quatre naturelles, quatre, des monuments de goût et de toreria. Le toro se fige mais Noë ne renonce pas : les jambes écartées, le poids du corps sur le bassin, au plus près de son adversaire, on le voit glisser silencieusement des zapatillas sur le sable. Millimètre par millimètre. Décidé à provoquer la charge en évitant l’explosion et la blessure. Comme sur une ligne de crête où toute erreur de jugement serait fatale. Toute l’arène est suspendue à cet art du placement, la respiration coupée, la sueur au front. Yves Montand transportant de la dynamite dans « Le Salaire de la peur ». Et une à une, mais chacune parfaite d’exécution, on voit Noë dessiner des passes et jouer avec son toro, comme on tire de l’eau à une pierre : une fin de faena par des passes extorquées, inventées par le torero, miraculeuses. L’échec à l’épée le prive de trophées dont aucun n’aurait été à la hauteur de ce que lon venait de vivre.
Oui, deux faenas dont l’une, la dernière, pour l’histoire.
Vous l’avez compris, Céret a, à mes yeux, ses exigences et ses ridicules. Mais il faut bien reconnaître que la présence du toro, sa présentation et la doctrine locale très soucieuse d’orthodoxie – fut-elle quelquefois dogmatique- peut nous offrir des moments d’exceptionnelle intensité. Les deux combats de Gomez del Pilar furent de ceux-là. Merci Céret et à l’an prochain !
On se résigne mal, cependant, à devoir constater que les qualités- y compris de tenue en piste, de beaux gestes et de toreria- de Gomez del Pilar, que l’on ne découvre pas d’aujourd’hui, soient à ce point négligées par des empresas plus toreristas. Quel scandale ! Ce torero a 35 ans. Dans dix ans, il sera trop tard et, s’il n’était pas mis un terme à une telle injustice, beaucoup d’aficionados passeront à côté d’un immense torero de leur temps.