Nîmes, 16 septembre 2011-Juli, Talavante, Luque/Zalduendo
De grandes trouées de gradins sans public en dépit de l’attrait de l’affiche, l’arène en peau de chien malade, minée par la crise ou l’angoisse du repliement. On songe à Dumas lors de sa visite à Reboul « poète et boulanger » (« Cependant il y avait à Nîmes, une chose plus curieuse encore pour moi que ses monuments : c’était son poète ») qui évoque tour à tour, s’agissant de l’amphithéâtre qu’il découvre, le « squelette du géant » et « le spectre d’un monde ». Il y avait de ça, ce jour. Trop de pierres désertes.
Et une corrida qui faillit bien être assommante, avec des toros sans classe ni présence, fléchissant, trébuchant, glissant à la moindre occasion ; une présidence qui s’est discréditée d’emblée en accordant deux oreilles au premier « combat » du Juli qui criait « hei » « hei » à son toro non par bravade mais pour encourager son adversaire à l’effort, comme on prend un vieillard par le bras pour l’aider à traverser ; et un public désormais indifférent à tout ce qui n’est pas Le Juli.
Puis sortit le quatrième qui gratta la piste, s’immobilisa, freina dans la cape, bref un manso. Toro d’un peu de présence, à la gueule fermée à l’issue du deuxième tiers. Bien sûr, inaccoutumés que nous sommes à ce que la corrida soit d’abord la lidia, le toro n’étant plus que prétexte à frivole menuet de salon mais dans l’arène, on a bien un peu sifflé cet incommode, à deux doigts d’en exiger le remplacement pour vice caché. Mais Juli a mis bon ordre aux états d’âme, en déniaisant cet adversaire d’une série courte de trois derechazos, le laissant ensuite en repos avant de le reprendre à droite avec changement de main et naturelles à suivre, amples, un peu accrochées, mais qui suscitèrent le « run run » annonciateur des grands triomphes. Juli était en train d’inventer un toro, de le mettre en confiance, le tissu sous le mufle bas, et l’autre d’y prendre goût, désormais avec noblesse, s’ouvrant comme la fleur séchée à la rosée du matin. Et la faena alla a mas, sur un terrain réduit, avec des passes liées, d’un très beau rythme, et comment dire, une saveur inédite chez El Juli. Certes pas de la profondeur, mais une faena plus habitée qu’à l’habitude, empruntant ses redondos à Manzanares où l’on ne toque plus, préférant jouer des vuelos de la muleta en reculant d’un pas pour appeler le toro sur un plus long parcours sans rupture (et cette série était somptueuse), ne renonçant pas aux modes du temps (mais les circulaires inversées puis en aller-retour vasarélien étaient de perfection) et, pour une fois, baissant la main à la naturelle. Et soudain ces naturelles étaient belles. Les manoletinas finales, elles, étaient de José Tomas, mais le tout du début à la fin était bien du Juli, ce découvreur de toro, aujourd’hui d’une densité inattendue. Epée trasera et deux oreilles en récompense, enfin justifiées.
Talavante ne joue guère de chance au sorteo, il le sait et nous aussi. C’est ainsi ! Pas grand chose à son premier, à la charge saccadée, puis courte, puis sans charge du tout, hormis les sept passes d’entame sans bouger, les pieds joints, d’un bel impact. Son second, lourd, aux cornes bizarres poussera un peu au cheval. Talavante l’offre, lui sert des statuaires alternées de passes du cambio, puis trois naturelles longues, lentes, aérées avant une série toute de fluidité. Les derechazos seront livrés le compas ouvert, sur le plus long parcours, parsemés d’inattendus cambios de esplada. Et tout ceci, dans un silence sépulcral, mi indifférent, mi-réprobateur. Un vrai scandale ! Le toro n’a plus grand chose à livrer, alors Alejandro s’expose dans un terrain inouï, à petits pas, au-delà de la ligne de rupture. La corne menace, la corne est sur la cuisse, le torero ne bouge pas. Il s’en libère de son bout de tissu mais demeure et recommence. Il provoque. Mais en vain : aujourd’hui, Nîmes a un cœur de pierre. Nîmes veut du Juli et encore du Juli, des passes et encore des passes. Elle a vu rectifier un toro et croit que tous ont la même noblesse à offrir, il suffirait de la débusquer. Au fond, elle demande à Talavante d’être le Juli. Elle veut des passes en rond et des circulaires inversées et s’en trouvant privée, est aveugle à Talavante, à sa verticalité, à ses intrépides improvisations, à ses provocantes profanations du terrain de l’adversaire – elle sont d’un gosse joueur et qui jouerait très gros-, et au fond ne comprend rien à son toreo, pourtant si singulier, croyant encore qu’il torée du pico parce qu’il joue des rebords de la muleta, laquelle est toujours au plus près du corps. Non Talavante n’est pas le Juli. D’ailleurs, il a tué d’une belle épée, parfaitement en place. Nîmes n’applaudit pas. Dans le callejon, Talavante, qui croyait à un succès, ne comprend rien, sinon qu’ici on le proscrit. Invité à saluer, il secoue la tête et se refuse à le faire ; nous sommes quelques uns à l’en convaincre, il se résigne et fait un signe aux ingrats.
Cora Vaucaire mourra demain et je serai triste. Je me souviens de sa main si fine aux doigts si longs qu’elle approchait de son drôle de visage à la Modigliani, et il y avait dans ce geste la tendresse des caresses retenues. Les véroniques de Daniel Luque sur son premier sont d’une même poésie vibrante, aux échos assourdis et lointains. Quel torero à la cape ! Il a égrené quelques naturelles à son premier sans présence et a servi un toreo superficiel, lointain et décousu à son dernier, pourtant le plus mobile du jour. Evidemment, il a tant d’art dans les poignets, que même un jour sans, le temple et la fluidité affleurent. « Une noix, qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix ? Qu’est-ce qu’on y voit quand elle est fermée ? […] On y voit la nuit en rond, Et les plaines et les monts, Les rivières et les vallons »
Nîmes, dimanche 18 septembre 2011, matin-Javier Conde, Jose Tomas, Thomas Duffau/ Jandilla et variantes
Le ciel est arlésien sur Nîmes, entre bruine et pluie. Les aplats de sciure de bois pour étancher la piste retiennent une dernière lumière, et ces découpes sur le ruedo dessinent une mappemonde humide avec ses continents de hasard. L’arène est sombre, vêtue de circonstance, jusqu’au col. On attend José Tomas, mais on ne l’attend plus pareil ; on l’attend sans impatience ni nervosité, avec respect et affection. Comme les siens un grand convalescent. Son retour après blessure est digne et incertain. On attendait un dieu ou un martyr, on n’a ni l’un ni l’autre. On ne dit rien mais on voit bien qu’il est plus maigre, les traits tirés, que son teint est de clinique. Heureux qu’il soit là parmi nous, mais nous, comme la famille un dimanche après-midi de visite à l’hôpital. On ira le voir autant de fois que nous le pourrons, par fidélité, parce qu’on ne sait jamais, pour qu’il y croie encore, et peut être nous aussi, mais au fond on devine que l’on ne revient pas intact de si loin. Alors on le regarde faire ce qu’il n’a pas oublié de ramener de l’au-delà de cette si longue absence : cette quiétude en piste, cette économie de geste, cette exigence de l’emplacement face au toro, du moins de tissu possible, de pas même un toque, « là-où-je-suis-ça-doit-venir- tout- seul », cette densité de l’évidence, un peu huguenote, comme ces temples aux murs blancs sans rien pour accrocher le regard qui distrairait de l’Evangile. C’est ce qu’il a fait face à son premier, torito véloce, d’une charge inlassable. Et il y eut les doblones du début, un genou en terre, limpides comme de l’eau claire, puis des variations de naturelles, comme pour soi (« et celle là n’est-elle pas belle ? », « une autre encore pour voir… », « celle-ci est bien, très bien », « encore une », « oh cette vibration… »), des enchaînements inattendus et sereins qui répandaient une magie douce (kirikiki, passe basse, passe de las flores, pecho), mais aussi des enganchones, deux désarmés, et cette impression, douloureuse, qu’il manquait quelque chose. Les mêmes gestes certes, mais sans chair et sans rencontre, dépouillés, presque trop. Rassuré de les avoir retrouvés, de pouvoir les reproduire, la ligne toujours aussi épurée et sûre, mais sans œuvre autre que cette lente résurrection de soi. Deux oreilles pour le prix d’une et un pénible sentiment d’inachevé. Il offre son second, d’un bon moral apparent mais fort ménagé à la pique, à l’un de ses peones, comme on se réconforte aux vieux amis. Le toro se révélera parado et réservé à la muleta mais les gestes sont alors d’une telle douceur que la fanea paraît au ralenti. Des naturelles étirées interminablement, templées au-delà du possible puis, à la fin, des derechazos de face, les pieds joints avant les manoletinas le compas ouvert. Là, avec ce toro qui s’économise, prudent et affaibli, il se passe quelque chose d’intime, de fragile et de dense, un rêve de confidences chuchotées dont on serait les témoins saisis. Il y faudrait un absolu silence, mais la musique joue. C’est beau quand même, comme un rêve dont on ne veut pas sortir. Quand la conscience affleure et qu’on veut l’étouffer de sommeil pour prolonger un peu, et hop, raté, on se réveille. Belle épée, une oreille.
C’est le jeune Thomas Duffau qui nous tirera de ce songe cotonneux, et de belle manière. Réception du sixième par larga afarolada de rodillas puis véroniques allurées, son toro soulevant ensuite la cavalerie au péril des deux monosabios en chemise rouge qui s’exposent pour protéger le cheval sur le flanc. Plein d’énergie et d’aguante, Thomas, l’autre, entame sa faena par des passes du cambio émouvantes au centre de la piste, suivies d’une passe par le bas et d’un pecho fort bien dessinés. Sa première série de derechazos citée de 30 mètres a une saveur de toreo grande, le bras relâché, la ceinture souple, le corps bien droit. Et il recommencera ainsi une fois, deux fois, porté par la musique et par la foule, désormais dégrisée des mystères de Tomas et heureuse que le toreo soit une fête. Evidemment Thomas Duffau exalté par son succès en fait ensuite beaucoup, passes du cambio en cours de séries, quelques naturelles sur le passage, d’autres serrées à l’extrême, la jambe qui traîne dans le terrain, mais le tout a bel allant et belle allure (un farol au ralenti, au mouvement décomposé, à hurler). Ajoutez un très joli maintien en piste, le corps en arc bandé, les épaules rejetées à l’arrière, un joli petit pas de petit page à la Castella, et comme lui, à la naturelle, le bras droit levé, l’épée suspendue à bout de doigts, et vous aurez le triomphe de cette matinée, insoupçonné et joyeux, le torero sortant sur les épaules de ses fans aux côtés de José Tomas, suivi par une garnison d’enfants, heureux d’accompagner le mythe et la jeunesse. Le mythe sort par la Porte des Consuls et la jeunesse par celle des cuadrillas, mais c’est elle, si revigorante, qui nous a rassurés.