Barcelona, 24 septembre 2011- Morante, Juli, Manzanares/Nunez del Cuvillo
Nos dernières corridas à Barcelone. C’est étrange, il est rare de savoir que l’on fait quelque chose pour la dernière fois. Le dernier baiser, on ne le sait qu’après. Notre dernier jour, on ne le sait jamais. Et nous voilà ici à la Monumental en sachant que l’on n’y reviendra plus. Etre ici, pour cette corrida de toros, la dernière depuis six siècles dit-on – les archives générales du royaume d’Aragon signaleraient les premiers spectacles taurins à Barcelone sous Jean Ier en 1387-, c’est un peu assister à son propre enterrement. On l’imagine quelque fois, non ? les jours de vanité, entre voyeurisme et complaisance à soi… «Comment vont se comporter les proches et les amis ? Et les autres, seront-ils dignes de l’événement ? Et ce salaud, osera-t-il venir ? »
En tout cas, nous y sommes, et les trois toreros aussi. On a bien tâtonné un peu pour trouver notre juste place – ce n’est pas si simple d’assister à son propre enterrement- mais la flamme était vive, et nous nous sommes beaucoup réconfortés les uns aux autres.
D’abord, le paseo fut de feu et nos applaudissements chargés de toute l’énergie des applaudissements à venir dont on nous prive ; on a applaudi les toreros, mais aussi les monosabios et jusqu’aux mules de l’arrastre, on a applaudi le palco quand le président s’est levé, puis l’agualzil quand il a jeté pour la dernière fois la clé du toril au gardien. Et ces applaudissements étaient interminables, pour différer l’échéance.
En fin de paseo, les toreros sortent en piste pour saluer le public et qui n’a pas vu à cet instant Morante, Juli et Manzanares, en los medios, inviter leurs cuadrillas à les rejoindre, douze hommes montera en main, dans une fraternité d’armes de défaites héroïques, ne peut rien savoir de nos larmes commotionnées. « Libertad ! » « Libertad ! » scandait la foule, sans vouloir s’arrêter, « Libertad ! » « Libertad ! » face aux monteras levées, « Libertad ! », « Libertad ! ». Puis, le silence revenu, une autre voix depuis les tendidos : « Viva Catalunya ! » et tous les autres de reprendre, à l’espagnole : « Viva ! ». On applaudissait et on pleurait. D’émotion et d’impuissance. C’était beau et pathétique, un dernier cri d’assiégés qui savent la fin venue.
Les toros étaient juste de trapio, plutôt corrects de cornes, faibles, nobles et avec un rien de caste, quelques uns à la corne vicieuse qui nécessitait du dominio en dépit de la faiblesse. Morante, apparemment décidé, attend son premier les pieds joints, la cape déployée et sert, la main basse, des véroniques lentes et fleuries, avant une demie où le geste se décompose quand le tissu se replie, geste et tissu voluptueux. A la muleta, quelques passes de réglage, une trinchera au ralenti, et deux passes par le bas, vipérines. Le toro, incommode à droite, joue de la corne, trop pour Morante qui change de main, lance trois naturelles dessinées au possible, qui châtient le toro, avant d’abréger.
« Viva Catalunya ! » « Viva ! » « Viven los toros !» « Viven ! ». Juli entre en scène avec un toro qui sort fléchissant de la pique mais encasté. Julian le conduit au centre, et parvient à allonger la charge de cet adversaire un peu court, qui lève méchamment la tête en fin de la passe. Faena essentiellement droitière mais allant a mas, qui pèse sur le toro et l’améliore depuis des derechazos, pieds joints, de très belle facture, jusqu’à un changement de main dans le dos, qui n’était pas offert par ce tio en début de faena. Puis un de ces enchaînements inspirés auxquels El Juli ne nous avait pas accoutumés, mais qui sont désormais la marque de sa maturité et le signe d’une recherche nouvelle : cambio de espalda, passe de las flores, molinete, pecho. Julipé et deux oreilles pour le prix d’une, que l’on ne mégottera ni ce jour ni jamais. Vuelta de feu du Juli, enveloppé dans le drapeau de la Catalogne. « Libertad ! », « Libertad ! », « Libertad ! ». Il fera férocement piquer son deuxième, plus en cornes, plus âpre et sans faiblesse, avant une faena gauchère, de naturelles bien dessinées- quelques unes de toute beauté- mais non liées, la caste de son adversaire le contraignant quasi-systématiquement à quelques pas de replacement. Discret et lointain sur la droite, le torero ne parvient ni à canaliser une charge impétueuse, ni à dominer véritablement. Un enchaînement sans bouger d’un derechazo à un pecho, énorme d’émotion, donne la mesure de ce qui aurait pu être accompli et qui ne l’a été qu’imparfaitement. En revanche, l’épée est en todo lo alto dans un geste d’une inattendue orthodoxie qui fait tomber l’oreille. Otra vuelta, la dernière du Juli à la Monumental, à nouveau enveloppé dans un drapeau catalan puis, au centre, la montera sous le bras pour mieux applaudir la foule. Ca, c’est de l’enterrement réussi !
Manzanares n’a été ni en deuil ni en reste. Il a accueilli son toro par des delantales balancées, sur la pointe des pieds, c’était beau et gracieux, renversant d’aisance et de classe. A la muleta, sa première moitié de faena fut une merveille de suavité, les passes liées, sans jamais toquer le tissu, le toro comme aimanté à los vuelos de la muleta, la main basse, le bras ralenti, quelque fois le bras contraire levé au passage de la bête dans une figure éthérée, viscontienne. «Viva Catalunya ! » «Viva ! » « Viven los toros ! » Viven ! » La clameur fut cependant méchamment interrompue par un vilain coup de corne gauche visant le visage, corne qui ne touche certes pas, mais la botte était vicieuse. Jose Maria n’insistera pas, et on le comprend, reprend la main droite, se fait un peu balader avant d’en finir avec une belle décision en trois tentatives al recibir. Le toro ne bouge pas quand l’étoffe s’agite, le torero non plus qui, toujours en place, sans s’émouvoir, recommence. Echec encore. Il se replace, agite la muleta, les jambes immobiles et puissantes comme l’acier, aguantant la charge qu’il provoque. Le toro vient se ficher dans l’épée. Deux oreilles dans une fête indescriptible. « Torero ! », « Torero ! », « Viva Catalunya ! » « Viva ! ». Manzanares offre son dernier au public debout, dans une ferveur exaltée, en dépit de la faiblesse de son adversaire, et les gestes seront encore plus beaux que précédemment, des changements de main savoureux, des naturelles pleines de sollicitude, templées au possible – deux ou trois phénoménales- et une dernière série à droite qui fera se lever l’arène, oublieuse à cet instant de la fin. Epée de perfection. Deux oreilles encore. Le torero au centre applaudit les derniers instants de l’aficion barcelonaise chez elle.
Et Morante ? Grandiose sous la bronca! Un moment d’authentique tauromachie, avec ses déroutes somptueuses, ses foules versatiles, ses haines vives, et l’impondérable sans lequel il n’y aurait pas d’aficion. Il y eut d’abord des aidées par le haut et par le bas toréées au possible, la ceinture puissante face à un toro court et puis plus rien ! sinon une pluie d’insultes et de quolibets quand il est allé chercher l’épée, puis un violent grain sur l’arène qui s’étourdissait de rage durant les huit descabellos, au point d’en oublier un instant les « Viva Catalunya ! » et les « Viven los toros ! ». Et Morante impérial, souverain dans la tourmente. Un vrai capitaine à la Joseph Conrad. Mais un instant plus tard, il vint au quite sur le toro de Manzanares, et ce fut le quite du pardon. Quatre véroniques et une demie, pour laver l’affront. Le naturel et la lenteur de l’étoffe étaient d’un mage, et nul ne se souvint de lui avoir jamais manqué de respect. Mais cela ne lui suffit pas, et Morante, d’un geste en direction du palco, signifia qu’il entendait offrir le toro de réserve, en cadeau d’adieux. Un terromoto d’aficion secoua la Monumental. Il était là, le Morante, attendant la sortie en piste du septième, assis à l’estribo, la cape lui couvrant les jambes, en majesté, et cette image était saisissante. Puis il y eut, face à un torito de festival de Juan Pedro Domecq, des véroniques lentes, naturelles, presque détachées, et une demie qui ne se résume pas. Puis Morante et ses compagnons de cartel qui se concertent et prennent chacun une paire de bâtons pour un tercio de banderilles entre copains qui s’amusent avant d’arrêter le toro à cuerpo limpio devant une plaza debout. « Torero ! » « Torero ! » « Viva Cataluna ! », « Viva ! » et Juli et Manzanares de rejoindre le callejon, bras dessus bras dessous, laissant Morante à sa faena des adieux. Et quels adieux ! Le toreo eterno en hommage aux figuras du siècle passé et du siècle précédent. On voit cette naturalité, ce temple, cette taille qui se dévisse lentement pour accompagner la charge, cette main, ce poignet, cette muleta comme une voile pleine du souffle du duende. Les fantaisies orientales qui surmontent les tours carrées de la Monumental, en forme d’œuf, en céramiques bleues et blanches, s’estompent, pour ne laisser voir, au centre du ruedo, que ce torero en habit noir aux parements blancs, et cette toreria, sertie par la nuit en pièce de musée. Porté par son art, le geste de Morante s’ourle d’arabesques, une passe de las flores avec changement de main et naturelles à la sortie, un kirikiki délié, un farol au ralenti, une trinchera baroque puis, l’épée de mort en main, des aidées de ceinture qui vont chercher le toro dans son terrain, et des naturelles de face où l’homme s’expose. Ce n’est plus Barcelone, c’est Jerez de la Frontera et cette faena du Guadalquivir sonne à Barcelone comme regrets éternels. Epée al encuentro. Deux oreilles au milieu des clameurs «Torero ! » «Torero ! ».
Cette corrida, merveilleuse et bouleversante, s’achève par la sortie en triomphe des trois maestros portés par la foule au milieu des banderoles. « Catalunya taurina para siempre ! » s’égosille un quidam. Trop tard…
Barcelona, dimanche 25 septembre 2011- Juan Mora, José Tomas, Serafin Marin/El Pilar
L’ambiance est différente de celle d’hier. Au fond, aujourd’hui nous sommes venus pour José Tomas, insoucieux que ce soit la der des der. Du moins le croyait-on ! La foule était amassée autour des arènes une heure avant le paseo, comme chaque fois que José Tomas est au cartel, et chacun était à sa place dans la Monumental à six heures moins le quart, si collectivement impatient que le paseo a commencé avec cinq minutes d’avance ! Comme hier, les toreros ont été invités à saluer après avoir défilé, comme hier ils ont appelé leurs peones à les rejoindre en piste, mais les cuadrillas sont demeurées près de la barrière, un peu à distance, intimidées. Et paraissant l’être davantage par le charisme de Tomas que par ce dimanche noir. On ne se frotte pas de trop près à la légende, même pour une fin de partie à Barcelone. La corrida sort très anovillada, sans doute un peu moins faible que la veille, mais sans piquant et sans guère de classe.
Juan Mora sert ses véroniques en parones, un peu amidonnées, le capote sans une ride, puis offrira son toro au public, la montera sur le cœur. On se lève pour applaudir, on se souvient de ce torero triomphant à Barcelone il y a quinze ans, on applaudit son cartel, sa difficile carrière, sa résurrection madrilène de l’an passé, nos souvenirs de lui, ici et ailleurs ; on applaudit le temps qui passe, le temps passé, et le temps qui s’arrête ici ce jour ; on applaudit d’émotion et de rage, entre affection et amertume. Oui, cette fois, c’est bien la dernière. Juan nous récompense d’une entame de feana pleine de toreria, conduisant le toro en six passes, des lignes du tercio de piques au centre, d’abord un genou en terre, puis immobilisant l’adversaire d’une trinchera suivie d’une passe par le bas – mépris ou firma je ne sais pas- mais le bras relâché, la main basse et le geste définitif. Une belle attitude ensuite mais sans parvenir à s’accorder. Il tue à la troisième tentative, celle-là parfaite et décisive. Chaleureux saludos .
Ce qui s’est passé après ? Un transbordement poétique vers la féerie taurine. Alice qui rouvre les yeux au Pays des Merveilles. Aujourd’hui Tomas n’était pas de légende, c’était du sacré. Ses véroniques ? Un tissu ramassé, pleines d’un silence saisissant, aspirant le toro et le tenant près de soi, puis l’arrêtant presque avant de le renvoyer d’une caresse pour avoir accepté, en une seule passe, basse, si basse, tant d’aventures douces, et cela par cinq fois recommencé. Et sa demie ! Et la rebolera toute de pureté de lignes pour la mise en suerte au cheval. Le toro fléchit, le toro est un peu faible, Serafin Marin va au quitte et les imbéciles le sifflent au motif que l’on ne fait pas cela à Tomas. Peu importe ! Ce toro, comme les autres, récupère lors du tercio de banderilles et, ménagé par Tomas, va servir aux enluminures de silence. Oui, de silence, car l’hypnotisme est tel que nul ne réclame la musique ; elle profanerait. Une trigonométrie savante, de distance, de position, de temple, de gestes de perfection. Une faena de naturelles comme des variations de Bach. Oui, du sacré, toutes sont lentes et limpides, profondes, sans aucune scorie qui en affecterait le dessin, et chacune pourtant différente, habitée, avec sa part d’éternité, et le tout inlassable, chaque fois recommencé, les séries comme des contes et légendes où le torero nous raconterait son toro, et ce qu’ils accomplissent ensemble. Un changement de main dans le dos et une trinchera à suivre, vaporeuse, où le tissu se dérobe lentement, et des molinetes pour finir dans lesquels le torero s’enveloppe, la corne au plus près, le torero toréant et toréant encore, si fin et si gracieux que le corps paraît s’estomper, le torero n’étant plus que mouvement de muleta. José va chercher l’épée et donne encore quelques passes de ceinture, dans le dos, le compas ouvert pour les ultimes charges où le toro, ce toro si faible, renaît comme pour mourir en héros de grande noblesse, que Tomas nous a inventé. José se met en garde, se jette entre les cornes et paraît aimanté à la croix de l’épée en une figure étrange où il ne fait plus qu’un, interminablement, avec sa bête.
On pourra vous raconter tout le reste de la corrida du jour mais alors on vous mentira, car de cette faena on ne revient pas. Etourdis par ce Pays des Merveilles, on y reste. On criait «Torero ! », «Torero !», comme si nous étions encore vivants, mais cela ne nous dégrisait pas. On était comme lui, au-delà de la ligne de raison. Cette aspiration de silence, cet oxygène qui manque, nous les revivrons encore sur les gaoneras à son adversaire suivant, puis lors du brindis à la plaza, debout, émue, encore tétanisée de lui, en ce jour singulier de combat psychologiquement étrange pour nous autres, témoins de la vraie résurrection d’un torero et de la fin des corridas à Barcelone. Cette faena-ci sera droitière, dans un dialogue doux entre l’homme et la bête ; il lui parle, tente de la convaincre par des mots et la limpidité de sa muleta. Et dans un silence absolu, résonnant de vide, on entend ses mots, on assiste à ce dialogue de chuchotements et de mystères, mais plus profane que tout à l’heure. Statuaires, trinchera, passe de la firma, c’est la fin. Deux pinchazos, épée en place. José Tomas traverse le ruedo entre les areneros, sans cape, ni épée, ni montera, et nous salue a cuerpo limpio, baissant longuement la tête, avec la déférence d’un gentilhomme devant un seigneur. Il la relève, nous regarde, et applaudit l’aficion de Barcelone, tendido par tendido, lentement, les bras à mi-hauteur, sans exaltation ni transport, sobre, sol, sol y sombra, sombra, par trois fois. Il se retire vers le burladero à reculons, oui, comme un gentilhomme quitte son souverain.
Serafin Marin est barcelonais et il lui revenait de conclure. Il l’a fait à sa manière, sans art mais en pesant sur son toro en début de faena, tirant des derechazos avec mando y dominio, débordé puis lointain à gauche, avant de servir des manoletinas sans façon. Mais l’épée sera superbe. Deux oreilles pour l’enfant du pays, fidèle à la patrie.
Ce fut alors que le destin nous tira brutalement du rêve par les pieds. Une fin de corrida, de saison et de partie, et soudain un inconsolable chagrin de gosse. Serafin fit la vuelta en pleurant, un drapeau de Catalogne à la main, en pleurant à chaudes larmes en ce jour funeste de lendemains sans corridas à Barcelone. Au centre, il laissa tomber les trophées par terre, comme si l’abolition les privait de sens. Il s’accroupit et baisa le sol, et fit de ce ruedo une terre sanctifiée. Puis, il ramassa ses trophées, les derniers dans sa ville, les derniers de Barcelone, avant d’aller s’asseoir sur l’estribo, dans un geste de grand abattement, et tout demeura ainsi durant de longues minutes. Il ne se passait plus rien. Les deux autres toreros ne sortaient pas du callejon, le public restait à sa place ; nous étions, chacun, saisis par la brutalité de ce moment d’Histoire. Le cœur lourd.
Mais il fallait bien en terminer, alors les tendidos se sont déversés à flots sur la piste pour porter les trois derniers toreros de Barcelone en triomphe. Et cette mer humaine désunie, désemparée, nerveuse, ballotait sans façon les maestros dans une cohue indescriptible, au milieu des banderoles de protestations contre l’abolition et des étendards de Catalogne. On a cru un instant que Tomas, mal assuré sur les épaules d’un porteur, allait se sentir mal, Juan Mora était à la traîne, Sérafin toujours inconsolé. A la sortie des toreros par la grande porte, entre les applaudissements et les « Libertad », « Libertad », la Monumental rugit de douleur, en une clameur orpheline.
Nous sommes restés encore un long moment à nos places, dans la nuit qui enveloppait la plaza, un peu sonnés mais ensemble, comme on veille un mort.
Des centaines d’aficionados continuaient à déambuler sur le ruedo, tristes et désoeuvrés ; on se prenait en photo sans sourire, on ramassait un peu de sable. On ne parlait plus de José Tomas. Non, on n’avait plus envie de parler.