Nîmes, jeudi 28 mai 2009, Zalduendo- Julio Aparicio, Le Juli et Sebastien Castella
Sept oreilles en récompense et deux toreros sortant en triomphe par la Porte des Consuls après une corrida qui ne laisse aucun souvenir une demi-heure plus tard….
6 exemplaires de 460 à 525 kgs, juste de présentation, aux armures commodes – sauf le 4 cornivuelto et astifino-, nobles et sosos, à peine piqués sous les “applaudissements du public” à la manière Lucien Jeunesse.
Des toros OGM pour une tauromachie moderne, de gestes sans finalité, de passes sans utilité, données pour elles-mêmes, comme “de salon” en présence d’un animal qui n’est plus un adversaire à dominer, un problème à régler, mais un faire valoir sans âme, à peine mieux qu’un carreton d’entraînement.
Mais le carreton de ferraille et sur roulettes a sa part de magie et de mystère. Ce désossement brinquebalant sur une piste de poussière écrasée de soleil dans une arène vide face à un apprenti torero qui, le torse nu, dessine une passe au passage est porté par le rêve. Il faut imaginer cette arène pleine, le public joyeux, ce même geste mais dessiné, demain, dans dix jours ou dans dix mois, devant un toro de combat. Le songe est beau de cette illusion, de l’ hypothétique convention que cette brouette qui passe, poussée par un copain, est un toro, qu’il faut renter le ventre si l’on veut éviter le coup de corne, qu’il ne faut pas se le mettre dessus, que “là tu as vu ce que j’ai fait; c’est énorme, non?” et qu’à cette remarque nul ne songe à rompre le charme : “eso es un torero”.
La corrida du jour est l’abolition totale de cette distance entre la part de rêve et le surgissement brutal de la réalité. Le charme singulier du carreton c’est de tenir pour semblables toreo de salon et fiesta brava parce qu’ils ne le sont pas. S’ils le deviennent, alors le charme est rompu. C’est une duperie, et c’est au sens propre la désillusion, la fin de l’illusion.
Ces préalables posés, restent les trois quarts d’une faena de Julio Aparicio à son premier, d’une douceur exquise, l’étoffe suave dans des séries templées à droite et à gauche d’où se détachent trois derechazos d’une lenteur inouïe qu’une dernière série de naturelles presque toutes accrochées viendra ternir. Trois quarts d’épée.Applaudissements aux tablas. Le 4ème très armé, subira deux piques assassines et se révélera noble sans que le torero ne tente d’en faire son affaire. Faena précautionneuse, quelques spectateurs sifflent l’air “Dans un amphithéâtre”….
Le Juli se révélera tout l’après-midi un capeador sûr et alluré, par chicuelinas au quite sur le premier toro d’Aparicio, par parons de réception souverains, de grande lenteur et les mains basses sur le sien (2ème), une élégante larga à la taille pour conclure ses passes de réception au 5ème avant de le conduire au piquero par passes du tablier lentes, très dessinées, sur la pointe des pieds, presque féminines, avant de rompre par une larga dominatrice dans un beau geste macho.
Sa faena à son premier sera d’un parfaite perfection technique après une entame par trois passes hautes suivies de trois autres plus suaves, le tout sans bouger. Le torero embarque ensuite dans des séries templées et de grande envergure un toro noble jusqu’à la soseria qui suit l’étoffe sans passion et sans trop de réticence. Tout est parfait, mais sans aucun jus du fait du toro. Epée jusqu’à la garde, descabello heureux et deux oreilles tombent sans qu’on n’ait envie de les contester. Mais que restera-t-il de ce “combat”? Un régal de tienta, une misère de corrida.
L’entame de son cinquième sera d’une grande élégance par derechazos un genou ployé en terre avant deux trincherillas en quoi quelque chose tremble. Souverain et facile à droite, nettement moins bien à gauche où il se fait désarmer. La faena baisse de ton, épée tentida, descabello, une oreille.
Il y a chez Sebastien Castella quelque chose de plus. Sans doute est-il plus grand (de taille) que le Juli et d’une tenue en piste davantage en quête d’élégance formelle. Mais on le sent surtout concentré, exigeant, à la recherche de quelque chose de plus intérieur, de plus profond. Passes par le haut enchaînées aussitôt par d’amples et très puissants derechazos qui pèsent sur le toro, puis dans un deuxième série, très croisé, comme au centre de ce qu’il veut construire avec son adversaire et parvient à prolonger par un changement de main qui rend la passe interminable. Une hésitation du toro à cet instant suspend les gradins, mais le geste du torero, toujours immobile, les pieds bien en terre, est sûr : un toque du poignet et l’animal se rend, libérant des olés de splendeur.
Deux amples naturelles à gauche avant que Castella ojedise avec aguante, l’étoffe jouant avec les cornes à hauteur de mollets, dans une scénographie qui parait extérieure à l’impassibilité feinte du torero. Et ce contraste entre ces tracés d’étoffe et de mufle, par devant, par derrière, en cercles inversés ou sinusoïdes inattendues et la verticalité du maestro est d’un grand effet. Epée entière un peu latérale, descabello, deux oreilles. Après son tour de piste, et revenant vers la contre piste Castella se signe.
Sebastien offrira le dernier, très économisé jusqu’alors, au public. Statuaires, passes par le haut, pecho, puis des séries parfaites devant un toro soso et sans intérêt. En fin de fanea comme rageant de si peu de mobilité, Castella ouvre son gilet et se penche en avançant le revers de son habit de lumière vers la corne du toro. On sent, ici, dans ce geste si souvent vu ailleurs, non pas une bravade devant un animal de peu, un recorte pueblerino, mais une protestation face à la fadeur de l’adversaire, une immense frustation de torero mêlée d’un incommensurable orgueil: “Et mon coeur à découvert? Là non plus tu ne charges pas?”. Pinchazo, l’épée restant en main, suivi d’un estoconazo de feu à effet rapide. Deux oreilles et sortie par la porte des consuls avec Le Juli.
Vendredi 29 mai 2009, Garcigrande pour Javier Condé, José Tomas et Matias Tejela.
Un lot rare et exaltant de tauromachie moderne. 6 exemplaires très homogènes (de 480 à 510 kgs) aux armures commodes mais de beaucoup de présence en piste, nobles avec piquant, braves pour la plupart, venant de loin aux piques en dépit de la faiblesse de la lidia pour la mise en suerte, poussant avec classe (1er, 3ème, 4ème) mais sans puissance(5 et 6), de grande noblesse, buvant l’étoffe avec allegria, comme les Jandilla de naguère. Récompensé le 3 d’une vuelta méritée, gracié le 4 pour sa noblesse et sa présence de grande classe en piste, rentrant au toril avec du jus, la tête encore haute, sous les applaudissements du public debout.
Arène pleine et ensoleillée avec José Tomas au cartel. Assez curieusement les toreros ne seront pas applaudis après le paseo, comme on aurait pu l’imaginer, seul José Tomas ayant été invité à saluer avant son premier combat.
Et le toro qui sort augure mal de la suite. Courant en tous sens, coupant droit sans suivre l’étoffe, menaçant par deux fois José Tomas, se ruant sur le cheval sans manière, il paraît aveugle ou borgne pour le moins. Le public, déçu qu’un tel matériel puisse priver le torero du triomphe annoncé, suggère par ses protestations et ses palmitas un changement qu’il n’obtient pas. La pique est évidemment puissante mais ne paraît pas avoir réglé le problème, les peones plantant les banderilles à l’avenant. Pourtant, Tomas ne quitte pas la piste des yeux, observant à trois pas du burladero ce jeu désordonné, sans marquer aucun signe de désappointement, comme s’il savait pouvoir y mettre en terme.
Il y parviendra en une seule série, la première, le genou ployé, par doblones lents et suaves dans lesquels il tient le toro, aimantant sa charge, la dirigeant avec confiance, la prolongeant avec douceur, l’abandonnant quand aucune scorie ne vient plus en altérer le cours.
Cette série paraît relever de la magie noire, quand de quelques fumerolles mystérieuses un sorcier parvient à apaiser les convulsions d’un possédé.
Cette séance d’exorcisme achevée, sûr de son fait, José Tomas se place à vingt mètres et cite son toro de la gauche, sur cette corne qui l’avait par deux fois menacé et qui était si erratique que nous pensions, à sa sortie, qu’il était borgne. Vingt mètres, de la gauche, le toro accourt avec classe, suit l’étoffe avec noblesse et revient, recommence inlassablement, quand l’étoffe, plus ramassée, glisse sur le sable au plus près de l’homme, un soupir de toreo. Une série, deux séries, dix séries …qu’importe.
Comment expliquer l’impact d’une telle tauromachie qui fait se lever le public mais retient les cris de l’arène (“torero/torero”) comme si chacun sentait confusément qu’il y aurait blasphème à rompre cette versification de mystère et de silence, aux rimes soudain ornées de trincherillas, changement de main dans le dos, et kirikiki limpide comme l’eau pure d’une cascade de roche?
Il y a dans la distance que José Tomas met dans toutes choses – oubli apparent de soi, étanchéité aux autres, au plus prés du toro- une solennité qui en impose, et qui confère à ses gestes une gravité d’officiant. C’est un torero lointain qui, comme un prêtre derrière l’autel, le dos aux fidèles, désigne le sacré.
Estocade al recibir mais finalement al encuentro, descabello : deux oreilles pour le mallarméen.
Le troisième exemplaire de Garcigrande, de belle présence à son entrée en piste et qui se ruera sur le piquero deux fois avec allegria sera pour Matias Tejela qui, en dépit de quelques fulgurances (série de naturelles galbées en entame, plusieurs pechos profonds, derechazos mains basses en fin de faena), ne sera pas à hauteur de son adversaire. Epée foudroyante. Deux oreilles et vuelta méritée au toro de grande classe.
Javier Conde accueille son second par des véroniques flamencas, le compas ouvert, d’un grand style baroque, avant de conclure par une larga méprisante, comme on jette le gant à un adversaire. Enivré par ce qu’il vient de se surprendre à faire, il oublie de mettre en suerte le toro qui se rue sur le picador, pousse le cheval jusqu’à la barrière puis s’éteint un peu. Une deuxième rencontre fait illusion et le tercio est très applaudi.
La surprise est totale quand on le voit offrir la mort de son toro à José Tomas, comme une lorette taperait la bise à un évêque. “Quel toupet!”.
Mais sans doute le prélat a-t-il béni la pécheresse. En tout cas, l’esprit souffle en piste.
Trinchera vibrante, série de derechazos les jambes écartées et la main basse, changement de main, trinchera encore, celle-ci comme on expire.Hébété, le pas mécanique, la muleta tenue à l’horizontale à bout de bras comme on exhibe un morceau de la Vraie croix, Javier s’éloigne du cercle de feu où il vient de se croiser.
Il se retourne soudain, et d’un zapateo cite le fauve qui ne demande qu’une nouvelle rencontre. A nouveau, trois passes d’inspiration, conclues par le mépris. Javier s’éloigne, sidéré, la muleta traînant à terre, interminablement.
L’objet du destin tente à nouveau une prière, hurlant sa misère mais électrisé par la foi. Récompensé par le duende, il s’enivre de son toro et de son art, comme si les deux lui étaient donnés en inattendue récompense. On ne sait plus ce qu’il fait, et lui doit le savoir à peine, mais l’arène hurle ses olés et lui pleure de joie, tour-à-tour vertical, hiératique, la muleta dans les pieds, paratonnerre d’inspiration, tantôt pantin désarticulé, magie des jouets inanimés.
Voilà, c’est beau, tout de ruptures et de fulgurances, la main dédaigneuse et inspirée face à un adversaire inlassable et joueur.
Le public crie sa joie, et son désir que le toro soit sauvé. Il sera gracié, comme il le méritait -malgré la polémique qui s’est ensuivie- au regard des canons de la tauromachie moderne qui devrait attendre avec impatience, dans quatre ans, le sang de ce sang. Deux oreilles au torero qui pleure.
Le 5ème gazapon et cahotant mettra un peu en échec José Tomas, toujours décidé mais qui ne parvient pas à faire sien un matériel aussi médiocre. Quatre statuaires d’entrée, trinchera et pecho. Puis trinchera encore et passes par le bas souveraines et dominatrices.Mais le toro est andarin, et finira la tête mobile. Une oreille sans autre justification que d’autoriser une sortie par la Porte des Consuls.
Matias Tejela m’a paru plus que méritant devant un adversaire laid, efflanqué, au quart de charge et cherchant l’homme, le tout sous le vent. Valeureux mais composant la figure avec quelque raideur et sans peser suffisamment sur son adversaire. Une série à gauche et les pechos se détachent du tout.
José Tomas? Javier Condé? Le Livre et le Paraclet. Le Docteur de l’Eglise et le Prophète ivre de désert. Mais bon sang, quelle belle religion, ce jour, dans les arènes de Nîmes.
Samedi 30 mai. Jandilla pour Le Juli, Juan Bautista et Daniel Luque
Arène joyeuse du samedi après-midi, avec trois olas dans les amphis vite refroidis par la faiblesse des Jandilla qui s’épuisent vite (le premier du Juli) ou que le moindre trasteo à contre-style épuise plus vite encore ( Juan Bautista qui torée de cape à genoux, puis commence de même sa faena).
Daniel Luque dessinera à son premier les plus suaves véroniques du jour, les mains basses, puis des passes du tablier joliment ajustées.Jolis gestes aussi à la muleta, avec derechazos d’une grande douceur et des naturelles très templées mais évanescentes compte tenu de la nature peu valeureuse de son adversaire. Passes à la ceinture puis, face à l’adversité, aguante face à un toro sans charge. Estocade foudroyante qui fait, à elle seule, tomber l’oreille.
Des derechazos accrochés d’abord, templés, longs et rythmés ensuite qui font suréagir une arène jusqu’ici abattue d’ennui. Le toro cherche à gauche, puis s’avise des deux côtés. Il en mourra d’une épée sûre et d’effet rapide.
Joli torero qui ne m’a jamais déçu.
Lundi 1er juin, Domingo Hernandez et deux Garcigrande pour mano a mano Sébastien Castella/ Miguel Angel Perrera
Perrera ne sera bon que sur son premier, affecté de mansedubre et donnant l’impression de déambuler dans l’arène, indifférent au torero sauf lorsqu’on lui tient le mufle dans la muleta. Huit passes aidées, alternativement de ceinture et basses, sans bouger ni perdre un millimètre de terrain. Deux séries de naturelles parfaites en réduisant le terrain avant de finir par manoletinas. En dépit d’un adversaire de peu de classe, une faena très construite qui va a mas et qu’une épée sûre conclut (une oreille).
Un peu bousculé sur son deuxième, sans trouver le terrain ni ladistance- pourtant ses deux points forts. Le toro se colle à lui. Il ojedise modérément. Epée fulgurante (une oreille) après une faena décevante.
Le sixième est un Garcigrande qui pousse deux fois au cheval avec puissance mais ne se révélera pas fameux à la muleta, charge courte, derrote, etc. Des passes hautes en raccourcissant la distance à chaque fois, le toro passe mal à gauche, Perrera le reprend à droite, ojedise, mais se fait crocheter la muleta, puis marcher dessus, avant de se reprendre pour conclure.
Et nous et le torero paraissons souffrir de boulimie. Trop de passes, un manque d’inspiration, des faenas construites à l’identique, et les jours sans, comme aujourd’hui, avec des toros fades et un torero qui cherche ses distances – quoique son courage soit intact-, nous éprouvons un ennui réciproque, comme on se lasse, en couple, d’un partenaire qui nous a enchanté mais dont le souvenir ne nous retient plus, entre oppression et sentiment de culpabilité.
Castella, tout au contraire, étale sa forme, comme un premier de classe bien dans ses baskets et sûr de son talent. Il dessinera face à son premier, gras, cahotant et fade, un début de faena genou ployé, de passes douces et déjà profondes. Rien de plus et échec au descabello.
Une demi véronique très allurée et des gaoneras dessinées mais sèches ouvrent le jeu au troisième, plus joli que les précédents et avec un peu de présence. La faena commencera fort avec deux passes de cambio, un changement de mains, un trincherazo et une passe par le bas, le tout déjà vu mais souverain. Une série à gauche se détache, avec des naturelles au geste de plus en plus abandonné, se terminant dans un souffle de muleta, un chuchotement complice. Il reprend la droite, raccourcit le terrain mais se fait accrocher le tissu, puis bousculer, avant de conclure par une démonstration d’aguante terrible, la muleta en alerte, lui à deux doigts des cornes qui menacent (deux oreilles et incompréhensible vuelta au toro).
Le cinquième, un Garcigrande, paraît maigrelet, chétif, mais, au vrai, il a plus de présence en piste que les autres et s’élance deux fois vers le piquero avec une classe dont les Domingo Hernandez étaient dépourvus. La faena commence, le torero assis sur l’estribo, avant que Castella ne le cite, par deux fois, de 20 mètres pour l’embraquer dans des derechazos très dessinés, croisés et de grand impact. C’est un toro sur lequel il faut peser. Castella saura le faire à droite, moins sur la gauche, avec des passes isolées entre deux replacements et en déchargeant la suerte. Il perçoit bien cette faiblesse qu’un changement de main inouï, très bas, dissipe aussitôt. Il réduit l’étoffe pour ojediser sans profondeur mais avec mérite sur un toro qu’il aura mis à sa main, écoutant cependant deux avis avant de prendre l’épée de mort (deux oreilles, vuelta fêtée et salut au centre, un brin solennel).
Voilà, Castella aura coupé huit oreilles en deux courses et on se souviendra de sa tête bien faite. Mais où est l’oeuvre?