Madrid, 5 octobre 2012, Fundi, El Cid, Luque/Puerto San Lorenzo
Les toros bien présentés mais au comportement médiocre auront privé Le Fundi d’un triomphe pour sa dernière corrida à Madid avant sa retirada, annoncée comme définitive. Las Ventas, qui a applaudi poliment le maestro après le paseo, fait mine de s’en désoler, mais on ne la sent guère affligée. Ce torero de respect n’est pas le sien ; c’est un belluaire affectionné en France, c’est tout dire !
Pourtant Fundi avait mis son costume de gala, rouge sang aux broderies noires, le costume des braves et des artistes. Et il n’est ni suffisamment brave pour Madrid, qui exige autre chose que la seule obstination à combattre des élevages difficiles, ni artiste pour quiconque. Un très grand professionnel certes, technique et digne, mais qui aura manqué de l’abatage d’un Ruiz Miguel, de l’astucieux savoir-faire d’un Espla, de l’aguante entêtée d’un Damaso Gonzalez, du courage prolo d’un Manili, du spectaculaire mental d’un Cesar Rincon, ou encore de la joie paillarde à toréer
d’un Tomas Campuzano ou d’un Padilla. Fundi est courageux mais lisse et ici, on aime que le caractère fasse frémir l’habit de lumières.
Petit, un profil à la José Carrerras, ses cheveux jais, presque bleus, très gominés, plaqués en arrière, lui font une peau tendue, bronzée et sans souplesse, qui dégage une impression d’artificialité comme le visage de ces femmes qui ne veulent pas vieillir. Donc El Fundi s’entretient. Mais
il n’a pas de chance. Son premier toro part en querencia au burladero et n’en veut pas sortir. Fundi parvient à l’en extraire mais l’autre est aussi
mobile qu’une enclume. Rien à faire non plus de très notable sur son second, qu’il offre au public, mais sa charge courte et brutale contraint le pré-retraité à tuer sans tarder. Pluie de puntillas pour en finir ; ambiance plombée de corrida triste à Madrid.
Seul le deuxième qui échoit au Cid servira un peu. Toro très vilain d’apparence, manso, dispersé, que le torero parvient à mettre en confiance, par
des capotazos doux et templés, sans tenter de le faire passer, en jouant des rebords de la cape, des lignes jusqu’au centre. Puis en l’apprivoisant encore après une pique sans histoire, avant une larga torera pour la seconde mise en suerte. Le tercio de banderilles est tout aussi appliqué, le toro s’améliore et le Cid peut l’offrir à la foule. Un Cid très concentré avec une envie de jeune homme, comme s’il n’avait ce jour, aux côtés de Fundi qui se retire, d’autre obsession que de chasser l’idée de sa propre despedida. La faena est maison, d’emblée de la main gauche, avec deux naturelles dans la première série qui rappellent ses meilleures heures, mais c’est ce jour de la droite, la main basse, le corps très relâché qu’il torée. Tout cela est bien mené mais va a menos sur les deux dernières séries. Deux pinchazos, une entière caida. Saludos pour le torero, fier de s’être persuadé qu’il a encore quelques années devant lui.
Luque se fait toujours attendre, sauf à la cape, notamment sur son premier, le geste si lent qu’il paraît suspendu ; ses véroniques sont attentionnées et protectrices comme le geste de la sainte. Mais Las Ventas, sans pitié, siffle son trasteo à la muleta sur ce toro qui boîte
légèrement et que la présidence n’avait pas voulu changer. Elle bavarde, indifférente, sur le dernier, très armé, que Manuel Punta, son peon de brega, avait toréé de belle manière. Luque, lui, est trop précautionneux pour intéresser.
Madrid, 6 octobre 2012, Sergio Aguilar, Ivan Fandino, David Mora/Valdefresno
Il n’y a pas de musique à Madrid, comme l’on sait. Les clarines sonnent et les agualziles pénètrent sur le ruedo dans un brouhaha de conversations de tendidos. Le pasodoble ne commence qu’une fois les hommes sortis du patio de caballos, et la banda ne joue que le temps du
défilé des cuadrillas, puis en intermède entre deux toros. Les combats, eux, sont orphelins de musique.
Pour le public, c’est quelquefois austère, mais pour les toreros c’est terrible ! Les réactions de la foule et les commentaires en direct sont ici le seul accompagnement sonore de la lidia, et le refrain est rarement charitable. Le public de Las Ventas est savant, exigeant, un peu las – il en a vu tant d’autres-, partageux, direct et sans façon. Il ne lui viendrait pas à l’idée de conserver un quant à soi de convention, il réprouve les encouragements de salon et manifeste ses humeurs comme un examinateur acariâtre face à un candidat qui aurait négligé ses leçons. C’est là le refrain de Madrid
qui berce les faenas.
T’imagines l’ambiance ? Un psy, dans le silence du cabinet, qui fulminerait aux confessions de son patient, maugréerait ses silences, s’exclamerait en écoutant les récits de l’enfance : «Mais quel con ! » ou « Un peu de courage voyons, espèce de boloss ! ». Et le « patient/ torero » n’est pas, à la différence de l’autre, gentiment allongé sur un divan, il est face à un monstre de 500 kgs doté d’une paire de cornes et tente de poursuivre bravement sa route, sourd aux soupirs exaspérés ou aux quolibets cruels. Bien sûr, il advient quelquefois -en corrida !- que le psy se lève, enthousiaste, et crie soudain son admiration en applaudissant des deux mains et en jetant des fleurs.
Le transfert étant ce qu’il est, on imagine l’ébranlement addictif que doit procurer une telle perspective ! Alors, le torero force sa nature,
s’invente du courage ; il brave, impavide, et la bête et la foule ; s’expose plus qu’ailleurs et plus qu’ailleurs baisse la main, en se croisant dans le sitio, en toréant avec le ventre de la muleta, et tout cela accompli, cherchera à débusquer le temple sous la charge.
Voilà pourquoi, on aime Madrid « hélas », comme André Gide Victor Hugo, le premier répondant, quand on lui demandait quel était le plus grand poète français : « Victor Hugo, hélas … ».
Les Valdefresno ont offert une après-midi entretenue, avec un lot homogène de toros de cinq ans, autour des 510 kgs en moyenne, armés, mobiles et encastés.
Sergio Aguilar est de Madrid et Madrid, par exception, l’affectionne. Je l’ai trouvé nonchalant et discret, mais Madrid aime les modestes et l’a applaudi. Quelques beaux gestes sur son premier, un quite par taffaleras en competencia avec Fandino, et ses taffalleras étaient douces et dessinées, comme la demie. A la muleta, deux naturelles templées, la main basse, et une série de grande profondeur de la droite, des derechazos a camera lente qui ont suffi à son succès relatif. Sur le très armé suivant, un toro sans classe, rien à reprocher au torero, sauf le bajonazo.
Fandino a hérité du lot le plus armé et dut subir les humeurs de l’arène. A son premier, après une entame de grande toreria par passes hautes, et cambio enchaîné à une passe de las flores, il s’essaye d’emblée à la naturelle. Un peu lointain d’abord et Las Ventas sifflote pour persiffler, mais se rend à la suivante dans un rugissement de plaisir : la naturelle est alors centrée, templée, la main basse. La série suivante de derechazos
sera le meilleur de l’après-midi, rythme, liaison, dessin, temple ; deux séries encore, sans doute un peu moins profondes, et une mise en suerte à la mort étonnante : le torero, de petite taille, avise, l’épée tendue, se raidit comme coq sur clocher, droit comme un i, et plonge à toutes forces entre les cornes. Une oreille protestée et vuelta contrariée pour le torero qui attend sa Puerta Grande.
Le cinquième est plus armé encore mais, hélas, il marque une très légère boiterie qui déchaîne l’ire de l’arène. La palco refuse le changement et
Fandino commence sa faena dans des rumeurs de foule, mauvaise joueuse, encore tout à la boiterie de l’animal, humiliée que le palco lui ait résisté. Fandino court de l’autre côté du ruedo pour citer le toro de 40 mètres, sous les protestations du public qui refuse l’idée que l’animal à proscrire puisse servir. Mais le toro accourt, traverse la piste et s’engouffre dans la muleta. C’est de toute beauté et la résistance de Las Ventas faiblit. Mais l’arène ne veut pas se rendre ; ça siffle encore ! Le brave torero court à nouveau de l’autre côté et recommence. 40 mètres, il cite, le toro vient et se laisse à nouveau embarquer. Fandino se croise, temple, les derechazos, puis les naturelles sont servis avec une belle toreria.
Le torero s’expose ainsi, à son toro et à ce public, par quatre fois, avec une aguante égale, jusqu’à faire taire les dernières résistances et de l’un et
de l’autre. Quatre bernardinas, spectaculaires et très serrées, mettent un point d’orgue à cette faena, inattendue et bravache comme une
gifle à Las Ventas. Même attitude à l’épée, parfaite mais non concluante ; un descabello de trop fait perdre à Fandino son trophée, et une fois encore la sortie par la Porte Grande.
David Mora a été dominateur et torero à la cape – une puerta gayola sur le dernier- mais superficiel à la muleta face au lot le plus intéressant du jour, à la grande exaspération, cette fois-ci justifiée, du public. Il l’entend, il le sent et a soudain la drôle d’idée, pour faire taire les critiques, de faire deux grands pas d’échalas vers le toro en manifestant, en une ostentatoire provocation, qu’il se soumet ainsi à l’injonction de la plaza. C’était
ridicule et de mauvais goût, et ces deux pas de capitaine Fracasse pour rejoindre enfin le sitio donnaient la mesure du terrain qu’il s’était jusqu’alors choisi, tout à fait fuera de cacho.
Oui, une corrida très intéressante, une fois encore un grand Fandino, et une fois encore un Fandino des coudées au-dessus de David Mora, ce dernier déjà très « G11 »…
Madrid, 7 septembre 2012, Robleno, Castano, Alberto Aguilar/Palha
Quelques amis français attendaient cette corrida de Palha avec un engouement qui a dû surprendre ici. L’affluence est moindre que les jours précédents et les toros sont mal sortis, comme on dit. Le premier sans présence, le deuxième sans jus, les suivants d’une très grande sauvagerie, sans qualité, mais répandant une si saisissante impression de danger, par leur comportement et des armures sans mesure, que Las Ventas,
pour une fois s’est bien comportée. C’est que face à une telle adversité, les hommes ont été comme elle les aime : héroïques.
Robleno, centré et appliqué face au premier sans présence, a lutté à l’ancienne sur le suivant, puissant, violent et qui n’humilie pas, se jette sur le torero dès la troisième naturelle et n’attend pas même la deuxième passe à la main droite. Saludos nourris pour la geste.
Javier Castano, que je vois de plus en plus grand, valeureux et savant, toujours dans le sitio, se croisant, vaillant et malchanceux, se fera sérieusement bousculer à la mort sur son premier dont il a tiré tout le jus à la faena de muleta : un cite de 30 mètres depuis le centre de l’arène, deux derechazos à suivre et un pecho interminable, toréé et a camera lente, avant une série de trois naturelles, templées, la main basse, lourdes de toute les lenteurs du monde. Il résiste, claudiquant un peu, aux assauts sur le suivant, aux cornes terrifiantes, par passes de châtiment et abrège, approuvé par l’arène.
Alberto Aguilar ne fut pas en reste, face à un toro, petit d’apparence (506 kgs quand même) mais aux cornes astifinas, qui a fait basculer le piquero par-dessus le cheval, un monosabio tenant seul la monture durant d’interminables secondes, au péril de sa vie. La violence de la scène a suscité l’intérêt de la foule qui exige, compte tenu de la bravoure qu’elle prête au toro, que l’on s’applique pour la seconde mise en suerte et Aguilar obéira, consciencieux, en s’y reprenant à plusieurs reprises pour bien faire. Le toro vient avec entrain mais lutte moins et s’en va tout
seul. Soupirs. Alberto l’offre quand même. Une entame par doblones templés et dominateurs, un genou en terre, puis le jeune torero tente des derechazos face à la tornade inapaisée et cornue qui lui fait front, prend la gauche et le toro se montre plus violent encore. L’épée est la solution, il se jette littéralement entre les cornes et conclut d’une entière un peu caida. Saludos.
Ce ne sera guère plus facile sur le sixième, fuyard, andarin, qui court vers un piquero puis vers un autre. Aguilar tire trois naturelles de grande beauté dans un souffle de muleta qui fait vibrer Las Ventas. Le toro n’a pas une passe de plus. Alberto demeure dans le terrain ne voulant pas frustrer le public d’un combat. Reste et n’y fait pas grand-chose de plus, mais c’est déjà énorme.
Eh oui, nous éprouvons quelquefois des intérêts suspects et des plaisirs inavouables. Les passions ont leur part d’ombre et même Goya, peintre de cour et homme obséquieux – bien plus que son oeuvre ne le donne à penser- a fait ses Pinturas negras, hommage à l’envers de nous-mêmes, aux bouches édentées, aux corps désarticulés, aux rires obscurs et aux grimaces flétries. Cette corrida fut ma Pintura negra, j’ai adoré la
peur qui rode, la sauvagerie partout, l’âpreté des combats, et l’inouïe force d’âme de ces hommes, sûrs et déterminés. Les regarder vaincre l’adversité nous grandissait. Et j’ai aimé, pour une fois, partager ces émotions avec Las Ventas.
Les cornes du toro étaient puissantes, longues et dépareillées. C’était le second toro de Castano, le cinquième de la course. Le plus atroce de tous. Des cornes que l’on n’apprivoise pas, qui menacent du seul fait d’exister, qui tiennent toute chose à distance dans un déséquilibre de la terreur. Des cornes sans proportion avec le trapio de la bête, comme déplacées sur cette tête, un cauchemar de pintura negra. Adalid, lui, est un peon, long et maigre, qui porte un costume de plata qui étrique sa silhouette, pas plus épaisse qu’une corde. Ce peon doit planter les banderilles sur ce
toro, et soudain, on voit la corde qui s’agite, qui rit, on la devine gourmande d’aller taquiner le monstre, de jouer avec lui. Adalid se place, cite, accourt vers le toro qu’il hèle comme un affamé ; l’autre galope maintenant, galope rapide vers Adalid, et lève la tête, et sur sa tête ses cornes, pour atteindre la cible qui, les bras levés, s’élance, bondit, plante et feinte, diabolique, vif et rapide, lumineux et fulgurant. Cette scène par deux fois recommencée, et par deux fois Adalid victorieux.
C’était grandiose ! Las Ventas, debout comme un seul homme, a libéré toute sa rage contenue en criant durant de longues minutes « Torero !
Torero ! Torero » en hommage au glorieux péon maigre qui fit ainsi son métier.